Portrait

Le décocheur

Après une carrière dans l'administration publique genevoise, Christophe Genoud replonge dans les livres et découvre avec effroi la nouvelle littérature managériale. Il dénonce dans un livre choc la psychologisation des rapports humains et le pipotron des gourous RH du XXIème siècle.

Commandeur du Noble exercice de l’arc de Genève, le secrétaire général de la commune de Vandoeuvres Christophe Genoud décoche surtout ses flèches sur le réseau social LinkedIn. Ses cibles préférées? Tout ce qui s’apparente de près ou de loin à du bullshit managérial... Devenir un leader authentique? Bullshit! Libérer l’entreprise des jeux de pouvoirs et des strates hiérarchiques? Bullshit! La promesse du bonheur au travail? Encore du bullshit! Selon lui, le roi des bullshiteurs serait Simon Sinek. Le charismatique consultant américain, auteur de «Start With Why» et adulé par la nouvelle génération d’entrepreneurs et jeunes managers aux dents longues, serait un pipoteur «à jet continu», sourit Christophe Genoud, assis dans la splendide propriété des tireurs à l’arc genevois, avec vue sur le vignoble de Satigny.

Fondements théoriques faibles

Tout a commencé devant une volée d’étudiants en haute école. Après une carrière dans l’administration cantonale genevoise, Christophe Genoud est invité par la HEG Genève à donner un cours sur l’innovation publique. Vingt ans après ses études, il replonge dans les livres de management et lit les auteurs du moment: Simon Sinek, Otto Scharmer et Frédéric Laloux. «Je n’en croyais pas mes yeux! Fondements théoriques faibles voire inexistants, aucune justification empirique et une fâcheuse tendance à enfumer leurs publics avec des formules vides de sens».

«Tout cela est du vent!»

Il commence à aiguiser ses flèches et s’entraîne sur un blog pour le quotidien Le Temps. Un de ses billets (Dynamitons la zone de confort, diffusé en octobre 2021) déconstruit l’idée largement répandue selon laquelle l’innovation ou le «devenir soi», implique de sortir de sa zone de confort. «Tout cela est du vent!», dénonce-t-il. La théorie de la zone de confort est une reformulation d’une étude réalisée sur des animaux. Les seules indications empiriques disponibles pointent même sur l’effet inverse: le stress réduit la performance et nuit à la santé de l’individu... Son billet fait le buzz et un éditeur parisien sent la bonne affaire. Dix-huit mois plus tard, son premier livre (1) sort en librairie.

Psychologisation

Moteur de ce voyage intellectuel décapant: la colère qu’il a ressentie devant plusieurs situations de psychologisation des rapports de travail. «Je me souviens d’un échange avec un collègue. Il se plaignait d’une collaboratrice procrastinatrice et insinuait qu’elle devrait effectuer un travail sur elle-même. Ces propos m’ont choqué. Je refuse de mettre en premier lieu la cause d’un problème sur l’individu. Et toute la littérature managériale de ces 20 dernières années renforce cette psychologisation des rapports de travail. Je devais réagir!»

Crozier, March, Mintzberg

Lui s’inscrit plutôt dans l’école de la sociologie des organisations. Ses auteurs préférés sont Michel Crozier, Erhard Friedberg, James March, Johan Olsen ou Henry Mintzberg. «Devant un collaborateur qui dysfonctionne, ces auteurs commencent par postuler que l’acteur est rationnel. Son comportement déviant a très probablement une explication. C’est trop facile et faux de faire porter la responsabilité des dysfonctionnements uniquement sur l’individu.»

Enfumage

Le modèle des organisations opales de Frédéric Laloux serait, selon lui, psychologisant. «C’est un truc de gourou», s’agace- t-il. Pareil avec la théorie du U de Otto Scharmer. «Tous ces auteurs insistent sur le leadership transformationnel qui implique de transformer l’individu pour qu’il règle ensuite tous les problèmes. Ces auteurs sont des gourous et leurs théories sont de l’enfumage.» Il critique aussi les fondements théoriques de ces auteurs à succès et dénonce la couleur spirituelle, religieuse voire occultiste de certaines références: Ken Wilber, Francisco Varela ou Rudolf Steiner.

Rire nerveux et colère noire

Ce basculement vers la surhumanisation des pratiques managériales date des années 2000, dit-il. «Progressivement, le discours managérial et les pratiques glissent vers la gestion de soi.» De plus en plus abandonnés à eux-mêmes dans une économie sans pitié et des structures organisationnelles hybrides et dopées aux méthodes agiles, les individus sont invités à se tourner vers eux-mêmes par le développement personnel, le yoga et la méditation de pleine conscience afin de développer leur résilience et leur intelligence émotionnelle. Devant cette littérature managériale, Christophe Genoud tangue entre le rire nerveux et la colère noire.

Politiquement libre

Mais sa critique des pratiques managériales de l’économie privée n’est-elle pas biaisée par son parcours dans le secteur public? Il réfute: «Je ne vois pas de grande différence entre ces deux secteurs. D’un point de vue sociologique, les mécanismes sont les mêmes. La bienveillance, l’agilité et le design thinking sont aussi pratiqués dans l’administration.» Politiquement, il se dit libre également. Engagé par le conseiller d’État vert Robert Cramer, il a travaillé pour le radical François Longchamp et œuvre aujourd’hui dans une commune «à droite».

Le règlement d’un stalag

Les pages les plus critiques de son livre sont celles sur l’entreprise libérée. Ne jette-t-il pas le bébé avec l’eau du bain en tirant à boulet rouge sur ces nouvelles formes de gouvernance distribuée? Christophe Genoud: «La question du départ est bonne: quelle est le meilleur modèle organisationnel pour favoriser l’autonomie? Pour le reste, je ne sauve pas grand’chose. Les penseurs de l’entreprise libérée auraient dû lire les anarchistes du XXe siècle qui ont montré les difficultés de l’auto-gestion. Soit vous favorisez le conformisme, soit vous faites exploser la communauté.» Un exemple? «Si vous ajoutez des sanctions à la constitution holacratique, vous avez un code pénal, le règlement d’un stalag.»

Agiles et contraignants

Même constat pour l’agilité. «Le point de départ est juste: comment amener un peu de souplesse dans les organisations qui tendent à l’être de moins en moins.» Lui-même a assisté à de nombreux projets IT agiles durant ces années à la chancellerie de l’État de Genève. «Ces méthodes vont libérer de l’énergie et rendre l’organisation plus agile en créant des règlements encore plus contraignants.»

Bienveillance, un concept piégé

Sur la bienveillance en entreprise, il ne retient rien. «La bienveillance est un opérateur moral qu’on essaie de plaquer sur les organisations. Il s’agit d’écouter et de comprendre la souffrance. Dit comme cela, tout le monde est d’accord. Mais le bienveillant va commencer à regarder le bienveillé de haut. La relation est asymétrique.» D’un côté, le bon chef bienveillant. De l’autre, le collaborateur perdu dans le labyrinthe de ses souffrances psychiques. «Je propose de remplacer ce concept piégé par la théorie des sentiments moraux d’Adam Smith. Adoptez une posture empathique. Mettez-vous à la place de l’autre. Cherchez à comprendre rationnellement d’où vient sa souffrance.»

Minimaliste à l’école

Lui a vécu une enfance heureuse. Né à Genève en 1972 – de parenté avec l’évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg Mgr Bernard Genoud – il grandit entre un père indépendant (couvreur, livreur) et une mère secrétaire. Minimaliste à l’école, il opte pour une maturité commerciale avant de s’orienter vers les sciences politiques «car pour les lettres, mon premier choix, il fallait apprendre le latin». Il adore la richesse de ses études politiques et poursuit avec un doctorat, qu’il ne terminera pas, sur les régulations des marchés de l’énergie en collaboration avec le professeur Mathias Finger à l’EPFL. Il se lie aussi d’amitié durant ces années avec David Giauque, aujourd’hui professeur de GRH et de management public à l’IDHEAP.

Vice-chancelier

En 2004, il est engagé comme secrétaire général adjoint au département de l’intérieur, de l’agriculture, de l’environnement et de l’énergie. Le Conseiller d’État Robert Cramer lui confie le dossier des transports, ajouté au département en 2001. «J’ai notamment coordonné les travaux autour du financement du CEVA (Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse). En 2010, il est nommé vice-chancelier de l’État de Genève, où il restera huit ans à la tête d’une centaine de collaborateurs. Il démissionne en mai 2018, alors que Pierre Maudet vient d’être nommé président. «Les conditions de la poursuite de ma mission n’étaient pas réunies», glisse-t-il. Sur cet épisode, il ne décochera pas.

(1) Christophe Genoud: Leadership, agilité, bonheur au travail... Bullshit! éd. Vuibert, 2023, 208 pages

Bio express

2005 Master en sciences politiques, Université de Genève

2004 Secrétaire général adjoint de Robert Cramer (Les Verts·e·s)

2010 Vice-chancelier de l'État de Genève

2020 Intervenant vacataire HEG Genève

2020 Secrétaire général de la commune de Vandoeuvres

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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