À l'école des arêtes
Après avoir dirigé le peloton de gendarmerie de haute montagne de Chamonix, le guide Blaise Agresti fonde en 2017 Mountain Path, une société de conseils en management. Il ouvre cet automne une antenne en Suisse, dirigée par Andrea Sherpa-Zimmermann.
Photo: Olivier Vogelsang / disvoir.net pour HR Today.
Il a la droiture et la profondeur des soldats revenus du front. Ses yeux ont vu la mort en face. Serein, souriant, presque léger, il nous accueille un matin de juin sur son terrain de jeu favori aux pieds des montagnes de Chamonix. En plein séminaire avec des cadres d’une grande société informatique parisienne, Blaise Agresti pause pendant qu’un hélicoptère de secours traverse le ciel. Derrière lui, la face nord des Drus perce les nuages, une paroi verticale de 1000 mètres de haut où l’alpiniste Walter Bonatti a passé 6 jours d’enfer en 1955 pendant la première ascension en solitaire du pilier sud-ouest de ce pic mythique du massif du Mont-Blanc.
Blaise Agresti est un enfant du pays. Il a dirigé pendant plus de vingt ans le Peloton de gendarmerie et l’école de formatiom des secouristes de haute montagne de Chamonix. En 1999, il était en service lors de l’avalanche de Montroc (12 morts). En 2017, il fonde Mountain Path, une société de conseils en management qui propose des séminaires en haute montagne. Avec son équipe, il emmène ses clients sur les arêtes pour tirer les leçons de la vie sans pardon des aventuriers de l’altitude. En 2022, il publie un livre (1) qui rassemble les fondamentaux d’un «leadership résilient et durable».
Les erreurs se paient cash
Les parallèles entre la montagne et la vie en organisation sont nombreux: cheminer vers un sommet, prendre des risques, surmonter des difficultés, vivre des moments intenses avec son équipe, se mettre au défi et apprendre de ses erreurs. La différence? «En haute montagne chaque erreur se paie cash. L’accident et la mort ne sont jamais loin. Cela exige une discipline et une forme de systématisme dans les gestes et les protocoles.»
Assis sur un bloc de granit, déposé dans la vallée en 1830 par la Mer de Glace, Blaise Agresti raconte: «Notre monde est en train de dériver. Nous vivons désormais dans un monde d’influences et de guerre d’information. Le monde est devenu «Noisy» (en référence au dernier ouvrage de Daniel Kahneman: Noise, éd. Odile Jacob, 2021). Dans ce bruit permanent de données et d’informations, cela devient très compliqué pour les entreprises de développer leur business.»
Il poursuit: «Les montagnards connaissent ces difficultés. Ils doivent constamment adapter leur itinéraire à des données qui évoluent en permanence: météo, éboulements, neige, glace. En haute montagne, si vous n’êtes pas vigilant, le drame n’est jamais loin.» La difficulté est d’identifier les informations importantes parmi tous ces signaux d’alerte...
À l’écoute des signaux
Pendant qu’il parle, l’Arveyron, le torrent qui sort de la Mer de Glace, charrie à haut débit. Il s’arrête: «Si vous écoutez bien, vous apprendrez beaucoup de choses sur l’état du glacier.» Comprenez: un bon guide est sans cesse à l’écoute des signaux de la montagne. Pareil en entreprise, si vous êtes capable d’entendre les signaux importants à travers la masse d’informations, de mails et de reportings, les décisions seront beaucoup plus faciles à prendre. Blaise Agresti: «La montagne nous permet de se recentrer sur les choses essentielles.»
Une bonne décision se fabrique grâce à un écosystème favorable. «D’abord, comprendre les enjeux et les risques. Ensuite, scénariser et avoir au moins trois options pour s’ouvrir le chemin des possibles. Cette étape va permettre au groupe de confronter les idées et d’entrer dans la controverse. Enfin, le collectif fait émerger un consensus.»
Là aussi, les secouristes de haute montagne ont beaucoup à nous apprendre. «Dans une situation de crise, au moment d’évaluer la situation, le chef parle toujours en dernier. Chacun à son tour va décrire la situation, indiquer le risque principal et proposer une option d’engagement. Cette méthode permet de structurer la pensée et s’appuyer sur l’intelligence collective, tout en ayant un chef qui décide.»
Ne pas intellectualiser les problèmes
La figure du premier de cordée fascine. Blaise Agresti pondère: «Il faut sortir de cette idée du super leader, inspirant et charismatique. Aujourd’hui, un leader doit être à l’écoute des autres, attentif au contexte et fin dans ses analyses. Il doit sans cesse réinventer le chemin, trouver le fil de la stratégie pour avancer. Il doit être capable de sentir ce qui est important. Surtout ne pas commencer par intellectualiser le problème. Cela ne marche pas. En France, nous continuons à penser que la pensée va diriger le monde», sourit-il.
Au-delà du leadership et des plans stratégiques, Blaise Agresti est de ceux qui estiment que le monde économique est arrivé au bout d’un cycle. La première partie de son livre traite de ces enjeux macro-économiques. «Nous devons sortir de notre dépendance à la croissance, nous devons inventer une troisième voie. Là-aussi, la nature a beaucoup à nous enseigner. La situation est devenue bien plus complexe qu’auparavant: pluies torrentielles, éboulements, dégel du permafrost. Le modèle capitaliste non régulé arrive en bout de piste.»
Ce nouveau paradigme pourrait bien s’inspirer du modèle suisse, glisse-t-il, le sourire en coin. «Vous avez su créer un modèle démocratique, durable et ancré dans le local. Pourquoi ne pas reproduire ce modèle ailleurs dans le monde? Il rappelle aussi que ce changement doit impérativement commencer par soi-même. «Nous sommes notre principal ennemi. Essayons d’abord de connaître nos forces et nos faiblesses, pour ensuite aller chercher les compétences qui nous complètent.»
Rebuffat, Frison-Roche, Destivelle
Né à Nice en 1971, Blaise Agresti se construit en présence de parents passionnés par la montagne. Son père est chercheur en linguistique et alpiniste, guide de haute montagne à Chamonix. Sa mère est prof de latin grec et férue des arêtes du monde entier. Les parents Agresti multiplient les expéditions dans les Alpes, l’Afghanistan et l’Alaska. «Toujours des ascensions sans oxygène et sans sherpa», souligne le fils.
La famille Agresti gravite dans le milieu de l’alpinisme savoyard. Gaston Rebuffat, Roger Frison-Roche et Catherine Destivelle passent souvent à la maison. «Ma mère connaissait les trois premières femmes à gravir l’Everest», raconte-t-il. Inspiré par le scoutisme, Blaise Agresti se tourne vers les secours en haute montagne. À 27 ans, après son école militaire à Saint-Cyr, il sera le plus jeune directeur du Peloton. Après 24 ans de saccerdoce avec la gendarmerie nationale, il quitte le drapeau et devient responsable commercial pour la marque Petzl.
Mountain Path en Suisse
Il s’intéresse aux questions de leadership et décroche un partenariat avec HEC Paris pour créer des formations. «C’est en créant ces contenus que j’ai réalisé qu’il y avait un potentiel.» Il fonde Mountain Path en 2017 et s’apprête à confier les opérations suisses de sa société à Andrea Sherpa-Zimmermann.
Avocate, spécialiste en droit international du sport, Andrea Sherpa-Zimmermann a passé une heure trente au sommet de l’Everest avec son époux, Norbu Sherpa en 2016. Le couple vit aujourd’hui entre le Valais et le Népal d’où ils s’occupent de leur agence de voyage himalayenne Wild Yak Expeditions. Elle rencontre Blaise Agresti en 2020. Elle témoigne: «Très vite, nous avons compris que nos deux visions étaient complémentaires. Blaise est quelqu’un de très humble. Il incarne le savoir-être et le savoir-faire à avoir en haute montagne. Dans la chaîne de l’Himalaya, quand vous grimpez dans la zone de la mort au-dessus de 7000 mètres, les masques tombent, les vrais caractères se révèlent et vous allez à l’essentiel.»
(1) Blaise Agresti: Guider en premier de cordée, éd. Mardaga, 2022, 254 pages
Bio express
1971 Naissance à Nice
1992 Entre à Saint-Cyr, école militaire
2010 Dirige le Peloton de gendarmerie de haute montagne et le Centre national de formation des secouristes de Chamonix
2017 Fonde Mountain Path
2022 Publie «Guider en premier de cordée»