L’entreprise, un corps vivant en besoin d’être autant que de faire
En s’inspirant des lois de la biologie, les managers renouent avec une tradition millénaire incarnée par le peuple Kogi de Colombie. Pour qu’un groupe d’individus fonctionne en harmonie, il a besoin d’un cadre qui permet l’émergence de l’intelligence collective.
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Le capitalisme est une impasse et la nature nous indique la sortie de secours. La crise sanitaire de 2020 ne serait que la cerise sur le gâteau d’une crise bien plus profonde que traverse l’humanité. L’espèce humaine serait donc entrée dans un cul-de-sac, avec un double-mur devant elle: les problèmes environnementaux et la croissance économique sans fin. Comment sortir de l’impasse?
Dans un ouvrage publié en 2019 (compte rendu à voir ici), deux biologistes et agronomes français, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, estiment que cette issue passe par plus de coopération. Depuis la naissance du capitalisme moderne au XVIIème siècle, l’être humain s’est progressivement déconnecté de la nature. Les penseurs de l’Etat moderne au XIXème siècle ont récupéré les idées darwiniennes sur la survie des espèces pour n’en retenir que les aspects profitables à la suprématie humaine sur les autres espèces du vivant.
En clair, expliquent les auteurs, l’humanité est en train de creuser sa propre tombe. La thèse de Servigne et Chapelle est de montrer comment, et surtout dans les milieux hostiles, les organismes vivants recourent à l’entraide et à la coopération autant qu’à la compétition et la prédation.
Dernier Mohican communautaire
Depuis quelques années, ces lois biologiques de la coopération et de l’entraide intéressent de plus en plus les chercheurs en gestion. Pensons au phénomène de l’entreprise libérée qui considère l’organisation comme un organisme vivant.
Laure le Douarec, praticienne en intelligence collective, explique (par téléphone depuis la campagne rennaise en Bretagne): «Pendant des siècles, nous avons été conditionnés par nos groupes sociaux: la famille, la société de jeunesse, la commune, le parti politique, la religion, etc. Ces communautés proposaient des codes communs et une capacité forte à structurer nos vies. Depuis quelques décennies, les individus ont cessé de s’identifier à ces communautés. Je pense notamment aux travaux de David Bohm qui montre que notre société s’est fragmentée. L’individu devient comme un électron libre, esseulé. Sans groupe organisé, l’individu cherche comment créer du lien par ses propres moyens, d’où l’essor de l’intelligence collective comme nouveau cadre social. Paradoxalement, l’entreprise est un des rares espaces communautaires encore vivace. Elle est le dernier Mohican des espaces communautaires.» Voir aussi le compte rendu de son guide pratique de l'intelligence collective ici.
Les Kogis, 4000 ans d’harmonie
La société contemporaine est donc demandeuse de liens sociaux et les lois de la biologie sur l’entraide et la coopération nous montrent le chemin. Ce vivre-ensemble harmonieux de toutes les espèces du vivant s’incarnent dans le peuple racine Kogi de Colombie. Les deux consultants français Marie-Hélène Straus et Eric Julien en ont fait un livre, publié en 2018 (voir le compte rendu ici).
Pour Marie-Hélène Straus, la rencontre avec le peuple Kogi a eu lieu en 2008, lors d’un voyage dans les montagnes de la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie. Par téléphone depuis Montpellier, elle raconte: «Ce voyage m’a transformé. Comme je sortais d’une longue carrière dans le management, je leur ai demandé comment ils géraient le travail? Les Kogis m’ont répondu: le manager chez nous est le guérisseur. Je suis tombée de ma chaise et je leur ai donc demandé de m’enseigner leurs méthodes. Ils m’ont dit: la terre est un corps vivant, tu es un corps vivant, l’entreprise est un corps vivant, alors cherche à comprendre comment fonctionne le vivant.»
Commence alors pour elle une nouvelle carrière où elle découvre les lois de la biologie et la pratique de l’intelligence collective, centrale chez les Kogis.
C’est cette intelligence collective qui intéresse ajourd’hui l’entreprise. Laure le Douarec: «L’entreprise est le dernier système communautaire prévalent, mais beaucoup d’entreprises font face à un turnover élevé. Recrutant sans arrêt, sans véritable ADN, elle a besoin de l’intelligence collective pour créer du lien. De plus, les dirigeants aimeraient bien libérer le potentiel de leurs collaborateurs. Mais ils en ont aussi un peu peur, peur de perdre leur pouvoir, le contrôle. Les réticences sont tenaces et j’ai maintes fois rencontré des volte-face de dernière minute de dirigeants, initialement férus de méthodes collectives. Cela s’explique aussi par une idée archaïque du pouvoir, liée au leader charismatique qui peut décider seul. Cela dit, il y a aussi beaucoup de confusion avec l’intelligence collective. Elle n’est pas adaptée à toutes les situations. Il faut savoir l’utiliser au bon moment et savoir aussi trancher de manière plus arbitraire dans certaines situations.»
Repenser les théories du management
Marie-Hélène Straus: «La souffrance en entreprise est là depuis longtemps. Les gens souffrent d’un manque de sens, de direction et d’humanité. La loi des actionnaires et du «toujours plus» conduit parfois à des projets sans sens. Les écoles de gestion forment encore aux théories du taylorisme et du fordisme. Mais l’humanité a avancé depuis. Nous ne pouvons pas ignorer les découvertes des neurosciences, de la biologie, du biomimétisme, de la philosophie et de la psychologie. Le monde a avancé alors que l’enseignement des business schools n’a pratiquement pas évolué. La carotte et le bâton ne fonctionnent plus. Nous avons besoin d’intelligence collective et de relations plus saines dans l’organisation. L’humain a besoin de développer son être autant que son avoir.»
Savoir-être et intelligence collective
Cette distinction entre le faire et l’être revient souvent chez nos intervenants. Laure le Douarec: «Quand on pense à l’intelligence collective, on pense avant tout à la partie collective. Mais pour être bien avec les autres, il faut savoir être bien avec soi-même. L’intelligence collective implique une alternance entre les moments de liens et les moments de solitude, entre la parole et le silence. La nature nous aide à trouver cet équilibre et à accéder à ces différentes intelligences. La nature a la capacité d’apaiser l’être humain. Pierre Rabi dit par exemple que nous devrions tous avoir un lopin de terre pour pouvoir y plonger nos doigts. Marcher pieds nus sur l’herbe ou observer un coucher du soleil peut avoir le même effet. La nature nous aide à nous connecter à notre espace intérieur.»
Praticienne en intelligence collective depuis vingt ans, Laure le Douarec assure passer par de longs moments de silence et de méditation pour compenser les liens qu’elle tisse avec les autres. «La nature est extrêmement forte pour m’aider à trouver une harmonie entre ces deux dimensions.»