Neurosciences et RH

«Les neurosciences ont légitimé les liens entre émotions et rationalité»

Quelles sont les applications concrètes en entreprise des dernières recherches en neurosciences? Deux consultantes et un responsable des ventes en Suisse romande partagent ici leurs expériences. Comprendre les mécanismes du cerveau est un levier puissant de motivation et d'engagement.

Citez-nous une découverte des neurosciences que vous appliquez régulièrement au travail?

Alexia Michiels: Je suis toujours très attentive au biais de négativité. Durant toute son évolution, l’être humain, pour survivre, a dû être attentif aux risques et aux dangers. Les émotions négatives laissent donc une trace plus importante dans notre cerveau que les émotions positives. Nous savons par ailleurs que toutes nos décisions, même très rationnelles, sont basées sur nos émotions. Ce biais de négativité nous influence donc fortement. Dans le contexte actuel, où de nombreuses organisations doivent se transformer, ce biais de négativité explique pourquoi les collaborateurs restent focalisés sur les aspects négatifs de ces transformations. Un bon leader doit donc cultiver des émotions positives, pour lui-même et pour son équipe, afin de contrebalancer ce biais de négativité.

Marie-Claire Moinat: Je m’appuie sur le process «Motivation» en 12 leviers de motivation modélisé par les neurosciences appliquées. Ces leviers permettent de mettre un individu, une équipe ou une organisation en mouvement avec plaisir et engagement sur le long terme.

Citez-nous trois de ces leviers?

MCM: Le premier est la «Responsabilisation». Il s’agit de faire comprendre aux individus et aux équipes qu’ils sont pleinement responsables de leurs décisions. Accuser les circonstances ou les autres n’est pas une solution.

Le deuxième?

MCM: La «Forte stimulation positive». Les recherches en neurosciences appliquées ont mis en évidence que les leaders inspirants sont des personnes passionnantes, passionnées et positives. Cette forte stimulation positive va générer de la motivation car elle va nourrir le plaisir dans une équipe. Ce plaisir est fondamental car plus la performance est élevée, plus vous devrez demander à vos équipes d’éprouver du plaisir dans une dynamique d’apprentissage constant.

Le troisième?

MCM: Un «Objectif centré sur un idéal». Les neurosciences nous apprennent que pour fixer des objectifs ambitieux, ceux-ci doivent reposer sur nos valeurs et nos besoins. Nous le faisons naturellement en entreprise avec les objectifs SMART (spécifique, mesurable, acceptable, réaliste et temporellement défini, ndlr). Cependant, sans ce lien avec les valeurs et les besoins, les équipes auront de la peine à accepter le prix à payer pour atteindre l’objectif fixé et celui-ci sera difficilement atteint.

Lionel Bonjour: Si je dois retenir un élément, c’est que le cerveau ne fait pas la différence entre une situation réelle et imaginaire. Cela veut dire qu’il est possible de visualiser certaines situations et de s’y projeter positivement.

Qu’entendez-vous par visualiser une situation pour s’y projeter positivement?

LB: Prenons l’exemple d’une séance importante. Vous pouvez la visualiser en amont, en mobilisant entre autres tous vos sens, vos émotions ainsi que les mouvements de votre corps. Vous rejouez littéralement cette séance plusieurs fois dans votre cerveau et dans votre corps avant d’y participer réellement. C’est une manière de mettre toutes les chances de votre côté. Le jour J, votre cerveau sera dans une dynamique positive.

Et cela fonctionne à chaque fois?

LB: Il y aura des imprévus, mais vous aurez développé les outils pour répondre positivement à la situation, peu importe comment elle évolue.

AM: Oui, les bienfaits de la visualisation sont démontrés scientifiquement. Nous l’utilisons pour aborder certaines situations stressantes. Si vous visualisez la situation à venir de manière calme et inspirante, vous allez vivre ce moment de manière beaucoup plus détendue.

MCM: Absolument. Nous parlons en neurosciences appliquées de visualisation créative. Cette méthode permet de fédérer toutes les parties du cerveau vers un objectif. C’est redoutablement efficace car le cerveau ne fait pas la différence entre une situation réelle ou imaginée. Visualiser une situation stressante 50 fois de manière positive est une manière de vous réapproprier le potentiel de votre cerveau. C’est une technique très puissante.

Le neurologue portuguais Antonio Damasio a montré comment la rationalité utilise les émotions et les ressentis du corps pour prendre de meilleures décisions. Comment cela se traduit-il dans vos pratiques?

AM: Damasio démontre la collaboration entre l’intellect et l’affect dans la prise de décision, un processus qui inclut toutes nos expériences du passé par le phénomène des marqueurs somatiques. Dans le milieu professionnel, cela incite les fonctions exécutives à valoriser leur intelligence émotionnelle, et non seulement leurs compétences métier. J’aime aussi les travaux du neuropsychologue Roger Gil. Il dit notamment: loin d’être le fardeau de la raison, nos émotions sont en réalité sa direction assistée.

Damasio dit même que la raison est au service de l’émotion...

AM: Oui. Ces travaux redonnent aux émotions leurs lettres de noblesse, alors qu’elles avaient été mises de côté depuis le siècle des Lumières. Nous savons aujourd’hui à quel point elles sont importantes.

MCM: C’est vrai, toute notre éducation repose sur notre capacité de raisonnement. Et ce raisonnement était dégagé de toute influence du corps et des émotions. Tout cela a été remis en question par les neurologues, les psychologues et les neuroscientifiques. Nous considérons les choses donc différemment aujourd’hui. Mais prendre conscience de cette vérité, c’est aussi se poser la question de notre intelligence émotionnelle. Concrètement, dans la vie de tous les jours, quand nous prenons des décisions, sommes-nous capables d’identifier et de réguler les émotions qui nous influencent? Sommes-nous capables d’exprimer et d’utiliser nos émotions au bon moment et à bon escient?

Nous avons donc encore du chemin à faire pour déployer notre intelligence émotionnelle de manière efficace?

MCM: Oui. Quand tout va bien, c’est facile. Cela se complique quand la colère ou la tristesse nous envahissent. Je suis intervenue récemment dans une entreprise où le responsable R&D travaillait depuis des années sur une technologie. Mais cette innovation ne valait plus rien sur le marché. La concurrence était déjà à des années lumières en termes de créativité. Imaginez la colère de ce responsable R&D! Mais au lieu d’abandonner son projet et d’accepter la réalité, il a été aveuglé par sa colère et par son égo, et il a redoublé d’efforts. L’intelligence émotionnelle, c’est reconnaître le rôle de nos émotions sans être aveuglé par elles.

LB: Oui, absolument. Si vous ressentez du stress par rapport à une situation, il faut se demander ce que cela signifie. Cela peut être un manque de ressources par exemple. C’est notre raison qui va nous permettre de rester lucide et d’agir sur les causes de cette émotion stressante. L’émotion est une alerte qu’il faut savoir écouter et décoder. L’intelligence émotionnelle permet d’être proactif, de rester serein et d’aborder les situations avec confiance.

Comment faire pour éviter de contaminer son équipe avec nos émotions négatives?

LB: Par la posture «gagnante» notamment. En se tenant droit, les épaules en arrière, avec la tête haute. Une posture qui inspire la confiance. Une émotion négative se voit sur votre visage. Savoir maîtriser son corps et les expressions de son visage aura un effet puissant.

AM: Quand vous comprenez le fonctionnement biologique et neurobiologique de l’être humain, vous avez une meilleure conscience et connaissance de vous-même. Vous arrivez donc mieux à vous maîtriser, c’est évident. Il s’agit aussi de comprendre l’effet bénéfique de certains comportements. Je pense par exemple à l’influence de l’exercice physique sur le cerveau. L’Institut Max Planck en Allemagne a démontré que l’activité électrique du néocortex – qui est la partie du cerveau utilisée par le raisonnement – va baisser durant l’activité physique. Le sport est donc une manière de régénérer votre mental. Le sommeil a aussi un effet bénéfique sur l’activité cérébrale.

Quelle est votre définition de la performance?

MCM: Le potentiel de l’individu, de l’équipe ou de l’organisation moins les interférences (c’est-à-dire tout ce qui empêche de passer au niveau supérieur), multiplié par la motivation.

LB: Un objectif ambitieux avec des conditions cadres claires, des valeurs et une culture.

AM: Avoir de l’impact, en étant en cohérence avec ses valeurs.

Les connaissances en neurosciences permettent aussi de gérer une équipe. Comment?

MCM: Au moment de constituer une équipe, dans une logique de créativité et de recherche de solutions, je tiens compte des quatre attributs de pensée: social, analytique, conceptuel et structurel. Ce sont les neurosciences qui ont mis en lumière la part génétique dans le traitement et la priorisation de l’information par tout humain.

D’autres exemples?

LB: J’utilise le même principe, avec des tests de personnalité pour identifier ces différentes manières de penser. Dans la vente, il y a beaucoup de mâles alpha. Ce sont des performeurs qui n’ont pas forcément envie de partager avec les autres. Mais c’est vraiment cette intelligence collective qui va faire la différence. Pour y arriver, nous travaillons sur la culture et les valeurs.

AM: L’avantage des neurosciences est qu’elles nous permettent de parler avec sérieux et de manière scientifique de ces interactions entre le corps et le cœur, du rôle des émotions et des ressentis. Ce sont des clés pour comprendre les leviers de la motivation et de l’engagement.

Alors qu’auparavant, les émotions étaient mal vues en entreprise. Les caciques parlaient de psychopapouilles...

LB: Oui, les neurosciences ont permis de légitimer ces liens entre les émotions et la rationalité.

AM: À l’image des techniques de méditation de pleine conscience, dont les bienfaits ont également été prouvés scientifiquement. Parler de méditation en entreprise n’est plus un tabou aujourd’hui.

Quels sont ces bienfaits de la méditation de pleine conscience?

AM: La méditation améliore notre capacité à prendre de recul. Elle nous permet de mieux nous connaître, de prendre conscience de nos émotions, d’avoir plus de discernement et de lucidité. Les personnes qui pratiquent régulièrement ont tendance à avoir davantage d’empathie et à être plus sensibles aux émotions en jeu autour d’elles. La méditation améliore aussi notre capacité d’attention, une faculté qui a tendance à diminuer dans notre société de l’hyper-connexion.

Le principe d’homéostasie – cette régulation permanente opérée par le cerveau pour maintenir l’être humain en vie – expliquerait les résistances au changement si courantes en entreprise?

MCM: Toutes les espèces du vivant auront tendance, en milieu hostile, à minimiser leurs efforts et à maximiser leurs entrées d’énergie. Chez l’être humain, cela se joue au niveau du cerveau primitif ou reptilien. C’est lui qui nous incite à manger, boire, fuir ou à nous reproduire. En organisation, quand vous annoncez une stratégie de changement, les cerveaux reptiliens de chaque individu vont se mettre en alerte: attention danger, mon bien-être est menacé! Il faut donc trouver les moyens pour remettre tout le monde en mouvement: le process «Motivation» est un moyen efficace. Il est primordial aussi de satisfaire les besoins de sécurité de chacun et de leur redonner confiance.

Quels sont les risques d’une mauvaise utilisation des neurosciences?

MCM: La manipulation. Quand vous avez compris les mécanismes du cerveau humain, cette masse gélatineuse de 1400 grammes constituée de graisse et d’eau, vous avez des clés de lecture redoutables. Le neuromarketing utilise ces clés régulièrement. Les campagnes publicitaires s’adressent à notre cerveau primitif. Elles utilisent par exemple beaucoup de couleurs car notre cerveau primitif est très visuel.

Le principe d’apprentissage et de désapprentissage est également central en neurosciences. Avez-vous des applications concrètes en entreprise?

MCM: Oui, ce mécanisme est génial, car il montre que notre cerveau se régénère sans cesse, jusqu’à la fin de notre vie, pour autant que l’on soit dans une logique d’apprentissage.

Qu’entendez-vous par «être dans une logique d’apprentissage»?

MCM: Quand vous faites votre jogging, essayez de ne pas toujours suivre le même parcours. Cela va susciter votre curiosité. Le processus d’apprentissage est devenu une évidence pour moi quand j’ai pris conscience de cette plasticité neuronale de notre cerveau.

AM: Oui, ce principe de neuroplasticité nous invite aussi à apprendre de nos expériences douloureuses. Une difficulté est toujours une opportunité d’augmenter nos connaissances. Et c’est ce même mécanisme qui est au cœur des entreprises apprenantes.

Dans notre économie en changement perpétuel, les entreprises doivent savoir abandonner des produits ou des services qui ont fait leur succès par le passé, mais qui ne répondent plus aux besoins du marché. Ce deuil est souvent difficile à faire...

LB: Oui, c’est un challenge permanent. Chez Axa, nous réfléchissons régulièrement aux changements en cours dans le secteur des assurances. Nous essayons de nous projeter dans l’avenir pour nous préparer au monde de demain. C’est parfois difficile d’accepter ces changements en effet. Mais c’est aussi stimulant et constructif. Quand vous essayez de rester innovant, vous ne vous ennuyez pas.

MCM: Notre conscience gère environ 2000 bits par seconde, notre inconscient 400 milliards de bits par seconde. Si vous prenez pleinement conscience du fonctionnement de votre cerveau, vous disposez d’outils redoutables pour agir mieux, plus vite et avec plus de plaisir. Vous pourrez bénéficier pleinement de votre potentiel.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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