Les patrons suisses passés aux rayons X
Avec leur récent ouvrage «C'est qui ton chef?!», les chercheurs Ivan Sainsaulieu et Jean-Philippe Leresche réalisent un fascinant panorama du pouvoir exercé à la façon helvète.
Illustration: iStock
«Le chef suisse brille surtout par son pragmatisme et son déni du conflit. S’il ne fait pas le ‘show’ en public, la violence du pouvoir ne s’exerce pas moins en coulisse», peut-on lire dans l’introduction de «C’est qui ton chef?!».
«Le point de départ de cet ouvrage, c’est une question que m’a posé un jour Ivan Sainsaulieu: ‘c’est quoi un chef en Suisse?’, explique Jean-Philippe Leresche, professeur de science politique à l’Université de Lausanne et directeur de la collection «Savoir suisse». Mon collègue, d’origine française mais habitant à Lausanne, voyait bien que le pouvoir n’est pas une obsession ici et qu’il s’y exerce d’une manière différente de la forme très verticale qui a cours dans l’Hexagone.»
Typologie du chef
À la suite de leur conversation, les deux chercheurs réalisent qu’il n’existait à ce jour aucune analyse récente de la structure du pouvoir en Suisse. Une lacune désormais comblée avec leur ouvrage. «Quand nous nous sommes lancés, nous avons identifié des travaux de recherche récents menés en Suisse qui avaient un lien avec le sujet. Nous avons ensuite contacté leurs auteurs et autrices pour leur demander s’ils étaient intéressés à revoir leurs études sous l’angle de la chefferie, de manière la plus synthétique et accessible possible.»
Au total, plus d’une trentaine de scientifiques ont répondu présents. De quoi brosser un vaste panorama de l’exercice du pouvoir en terres suisses, en passant par des univers aussi distincts que la police, la grande distribution ou le secteur informatique. «Si l’on ne commande pas de la même manière dans l’armée que chez un artisan fleuriste, nous avons néanmoins pu identifier plusieurs éléments récurrents: la désincarnation, la dépolitisation et la dématérialisation du pouvoir.»
Ne pas sortir du rang
D’une part, l’idée qu’aucune tête ne doit dépasser. «La faible personnification du pouvoir s’est d’ailleurs accentuée avec le temps, là où autrefois le grand public connaissait par exemple le nom des responsables des principales banques ou grandes entreprises du pays.» La dépolitisation, elle, se retrouve à tous les niveaux, à commencer par le Conseil fédéral. «Des interlocuteurs étrangers sont souvent frappés que nous n’ayons pas de ministres en Suisse, mais plutôt des chefs de département, comme si l’on souhaite en faire de simples fonctionnaires.» Enfin, les auteurs notent que le pouvoir devient de plus en plus diffus et invisible, sous l’effet notamment de la technologie et de la financiarisation de l’économie. «Pour autant, cette invisibilité des chefs, comme des conflits, n’enlève pas le poids persistant des hiérarchies sociales dans la construction et le recrutement des élites.»
Autre spécificité typiquement suisse notée par les auteurs: déni du conflit ne veut pas dire absence de conflit. «On observe ce qu’on peut appeler la politique du corridor ou du carnotzet. Soit l’idée que l’on ne va pas aller régler des conflits sur les plateaux télévisés, mais qu’on préfère les gérer à l’abri des regards.» Et de citer l’exemple des commissions extra parlementaires qui, surtout dans le passé, avaient un poids prépondérant pour désamorcer les risques de référendum en intégrant les différents points de vue dans les travaux législatifs préparatoires. «Cette culture du compromis participe à l’absence de mystique du chef. Même si certains estiment que la démocratie de concordance est en recul, les jeux du pouvoir suisses restent marqués par cette manière de faire.»
Financiarisation et féminisation
Le livre est structuré en six parties, chacune abordant un aspect différent du leadership. La première, intitulée «La socialisation traditionnelle du pouvoir» examine les systèmes traditionnels suisses, tels que la milice politique, les liens entre dirigeants et domaine sportif et le prestige déclinant des chefs militaires. «Aujourd’hui, les diplômes constituent un critère déterminant, là où il fallait détenir un grade de l’armée par le passé, c’est une évolution très importante, souligne le politologue. Ce glissement vers une sélection par les titres et les diplômes se constate d’ailleurs à tous les niveaux, que ce soit dans les banques, les assurances ou aux sommets des administrations cantonales ou fédérales.»
La partie suivante revient sur l’impact de la financiarisation de l’économie dans les organisations et entreprises. «Nous y observons notamment comment le capital industriel familial et ses réseaux structurants du XXe siècle, les fameux ‘old boy networks’ se sont effacés progressivement au profit des recrutements et des financements venant de l’international.» Les transformations globalisées entraînent d’autres changements, notamment l’ouverture progressive des fonctions exécutives aux femmes. «Le chapitre rédigé à ce sujet par notre collègue Stéphanie Ginalski est l’un de mes préférés, remarque le codirecteur de «C’est qui ton chef ?!». Il est l’occasion de revenir sur toute l’histoire suisse de l’après-guerre, de l’obtention du droit de vote féminin en 1971 au plafond de verre, et à la lente accession des femmes à des positions dirigeantes dans les entreprises.»
On compte également un chapitre consacré aux directeurs des ressources humaines, intitulé «employeur ou employé en chef?» qui souligne que «les DRH, jadis entremetteurs et équilibristes du social, paraissent désormais fortement attirés par la figure aimantée du chef d’entreprise». «Les responsables RH évoluent dans un espace d’interface entre collaborateurs et direction soumis à des tensions permanentes entre les buts de l’organisation et les besoins des équipes. C’est un lieu intéressant pour examiner toute la complexité de la chefferie.»
L’ouvrage se termine par un examen de l’impact des nouveaux outils numériques sur le leadership, posant la question de «la technologie aux commandes?». «À travers l’exemple des réservations d’hôtels, on observe que les algorithmes participent à des phénomènes transversaux identifiés par ailleurs, comme l’invisibilisation et à la dépolitisation du pouvoir, des questions qui vont continuer à nous interroger de plus en plus au cours des prochaines années.»
À lire
Ivan Sainsaulieu et Jean-Philippe Leresche (sous dir.): C’est qui ton chef?! Sociologie du leadership en Suisse, éd. EPFL Press, 2023, 344 pages