Liberté d'expression

«Les RH ne doivent pas se laisser impressionner par ces discours d'emprise»

Nathalie Heinich est sociologue au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) à Paris et membre de l'observatoire des idéologies identitaires. Elle vient de publier un essai qui dénonce la dimension totalitaire du wokisme. Cette nouvelle idéologie est en train de se diffuser dans l'université, les milieux culturels, les médias, l'école et l'entreprise.

Le géant Disney et le brasseur Anheuser-Busch ont perdu des milliards en bourse à cause de choix éditoriaux et marketing woke, mettant en avant la diversité, l’inclusivité, l’égalité. Entrer sur ce terrain est donc risqué pour l’entreprise...

Nathalie Heinich: Tant mieux! Les responsables d’entreprises ne réalisent pas à quel point le discours woke, porté par des militants extrêmement déterminés, est en réalité minoritaire. D’un point de vue progressiste, la lutte contre les discriminations est parfaitement légitime. C’est plutôt la façon dont cette lutte est menée qui pose problème. Les wokistes utilisent des moyens attentatoires à la liberté d’expression, avec des formes communautaristes et idéologiques qui déforment la réalité.

Les entreprises sont donc impressionnées par ces discours?

Oui. Elles se laissent leurrer et s’imaginent avoir affaire à une tendance dominante dans la société, alors qu’elle est archi minoritaire. Il y a donc un contraste avec un discours qui se réclame de valeurs générales et possède une capacité de convaincre de façon très déterminée.

Cet effet grossissant de la réalité wokiste est aussi lié aux «ragots sociaux», selon votre formule...

Absolument. Cela s’appelle un effet d’anamorphose. Les réseaux sociaux grossissent certains détails et en minimisent d’autres. Si vous vous fiez naïvement aux réseaux sociaux, vous aurez l’impression que le courant est majoritaire. Le discours woke est minoritaire mais très audible, car il est transgressif et disruptif.

En consacrant un numéro entier à ce sujet, HR Today a peut-être surestimé l’importance de cette thématique? 

Non, la thématique est importante, car elle met les gens en porte-à-faux et dans des situations de malaise par rapport à leurs valeurs. Ce qui ne veut dire que ces idées sont partagées par la majorité de la population.

L’entreprise reflète pourtant la société dans laquelle elle évolue, comment faire pour tenir compte de ces courants sans entrer dans le débat politique et idéologique?

Cette idée que l’entreprise doit refléter la société dans laquelle elle évolue est stupide. Pour un sociologue, «la société» n’existe pas, car toutes sortes de courants co-existent. Prenez les conflits générationnels: ce qui fait société pour les jeunes aujourd’hui n’est pas la même chose que pour les personnes plus âgées. À l’intérieur d’une entreprise, la perception des dirigeants et celle des salariés ne sera pas la même non plus. Le mot «société» recouvre des entités tellement différentes, voire antagoniques, que ça n’a aucun sens de dire que l’entreprise doit la refléter.

L’entreprise doit tout de même rester connectée à ses clients, à ses partenaires, à ses parties prenantes?

Oui, elle doit être sensible aux courants importants liés à son activité. Prenons l’exemple d’une entreprise active dans la mode, elle ne ferait pas son boulot si elle restait totalement imperméable aux courants esthétiques vestimentaires. Mais est-ce qu’une entreprise doit être perméable à tous les courants qui agitent la société? Je ne vois pas comment elle pourrait y parvenir sans perdre son temps et son identité.

C’est peut-être l’erreur commise par Disney et Anheuser-Busch, elles ont essayé de refléter la société pour plaire à leurs consommateurs...

Ou plutôt, elles se sont laissÉ impressionner par les activistes woke, qui s’autoproclament représentants de la société.

Vous montrez dans votre livre que le discours woke instrumentalise la science à des fins idéologiques et politiques. Vous mettez aussi le doigt sur plusieurs confusions et contradictions de ces courants...

C’est la dimension totalitaire de ces courants – le néo-féminisme, le décolonialisme, l’intersectionnalité, le transactivisme... – que j’essaie de mettre en lumière. Le wokisme estime que l’idéologie qu’il défend est plus importante que la réalité objective, et pour un universitaire c’est un problème majeur. C’est d’autant plus pervers que ceux qui défendent le discours woke à l’université le font au nom de la science. Ils se prétendent porteurs de vérités scientifiques, alors qu’ils la dévoilent totalement. Dans un pamphlet publié en 2021 (Ce que le militantisme fait à la recherche, éd. Gallimard, collection Tracts), j’ai montré, preuves à la main, comment cette «science» wokiste est en réalité une idéologie maquillée. C’est exactement ce qui s’est passé pendant le stalinisme avec sa fameuse «science prolétarienne». Ils produisaient des discours purement idéologiques qu’ils légitimaient au nom d’une pseudo scientificité.

Vous montrez aussi les contradictions du courant néo-féministe...

Oui. D’un côté, les néo-féministes promeuvent l’affirmation systématique de la féminité via l’écriture inclusive et la féminisation des noms de professions, et de l’autre elles luttent pour la suspension de la différence des sexes, avec par exemple la volonté de «dégenrer» les toilettes. C’est un discours totalement contradictoire.

Qu’entendez-vous par communautarisme obligé?

Les wokistes définissent les individus par leur appartenance à une communauté, censée être systématiquement discriminée: communauté basée sur l’appartenance à un genre, ou à une orientation sexuelle, ou à une race, ou à un handicap. Les individus ne sont donc pas considérés comme étant membres d’une collectivité nationale, comme des citoyens français ou suisses par exemple, mais c’est l’appartenance à la communauté qui leur confère une identité. C’est ce que j’appelle l’«identitarisme». Or cette conception wokiste de l’identité est parfaitement contraire à la conception républicaine telle qu’elle a été mise en œuvre depuis la Révolution française, où nous avons des droits uniquement tant que nous appartenons à la nation, à la communauté des citoyens. Nous sommes nombreux à rester très attachés à cette conception universaliste de la citoyenneté. Aujourd’hui, elle est systématiquement battue en brèche par le communautarisme, c’est-à-dire par une conception américaine de la citoyenneté, qui est en train de traverser l’Atlantique et de nous envahir. Comme si ça allait de soi. Or, ça ne va pas du tout de soi!

C’est une définition figée de l’identité alors que vous montrez que l’identité évolue selon les contextes...

Absolument. C’est un enfermement dans une identité considérée comme une entité systématique et absolue. J’ai déjà montré dans un petit livre (Ce que n’est pas l’identité, éd. Gallimard, 2018) que notre identité est le résultat de tout un ensemble d’opérations que nous mettons en œuvre selon les contextes. Selon ces contextes, nous nous présenterons plutôt comme un professionnel, plutôt comme un homme ou comme une femme, comme ayant tel âge... Cette plasticité identitaire est un formidable instrument de liberté.

Plusieurs intervenants ont poliment refusé de participer à ce numéro d’HR Today. Or vous montrez bien qu’il y a de l’autocensure et une peur d’entrer dans ces débats wokistes...

Oui. Il y a une peur terrible en ce moment dans les milieux culturels et universitaires, qui sont les plus touchés par le wokisme. Comme c’est un courant qui se présente comme dominant, de nombreuses personnes n’osent pas s’y opposer, même si elles ne sont pas convaincues par la légitimité de ces positions. Elles ont peur d’être stigmatisées et considérées comme des réactionnaires. C’est le grand chantage du wokisme: si vous n’êtes pas avec nous, c’est que vous êtes de droite, voire d’extrême droite ou trumpiste. C’est pour cette raison que j’ai écrit ce livre, pour montrer qu’on peut parfaitement avoir des positions de gauche – ce qui est mon cas – et refuser ces idées qui sont contraires aux grandes valeurs qui ont longtemps été portées par la gauche.

Quelles sont ces valeurs?

L’universalisme, la liberté d’expression, la rationalité scientifique et la laïcité. Ces quatre grandes valeurs sont systématiquement foulées au pied par le wokisme.

Le wokisme vient des campus universitaires américains. Les GAFAM suivent le mouvement et obligent leur personnel à se rééduquer sur ces questions. C’est un formatage des esprits digne de l’époque stalinienne, écrivez-vous...

Oui. Il y a dans ce courant des connotations maoïstes et staliniennes, très totalitaires. Permettez-moi de m’expliquer sur le mot «totalitarisme». Bien évidemment, je ne prétends pas que nous soyons dans un régime totalitaire. Je parle plutôt d’un «totalitarisme d’atmosphère», une mentalité totalitaire qui est très présente dans le wokisme, et qui consiste notamment à considérer que certains citoyens, au nom de leurs convictions, ont le droit d’empêcher d’autres citoyens de s’exprimer. Ce qui est contraire à la démocratie. J’ai repris le terme «totalitarisme d’atmosphère» au grand islamologue Gilles Kepel, qui parle de «djihadisme d’atmosphère». Bref, ce totalitarisme est en train d’infiltrer l’université, les milieux culturels, l’école, les médias et l’entreprise.

L’entreprise investit beaucoup dans les politiques de diversité et d’inclusion. Dit autrement, c’est à l’entreprise de s’adapter aux différences individuelles... D’accord avec cette position?

Non. Je vois là une forme d’individualisme galopant, tout à fait problématique. Je suis très sensible à la notion de bien commun ou d’intérêt général et je pense que dans certains cas les individus doivent être capables de brider une part de leur liberté si cela va dans le sens de l’intérêt général. C’est, là aussi, une vieille valeur de la gauche. Croire que la toute-puissance de l’individu peut imposer à la collectivité toutes ses volontés, voire tous ses caprices, me paraît être une idée totalement régressive.

Dans certains cas, c’est bien à l’entreprise de s’adapter aux individus...

Bien sûr, il est important d’adapter les postes de travail à certains handicaps, c’est parfaitement légitime. Mais l’entreprise ne peut pas tout. Dans certains cas, il faut accepter que certains handicaps soient incompatibles avec certains types de poste. Cela me paraît de l’ordre du simple réalisme.

Vous montrez aussi que dans l’idéologie woke, la sensibilité des individus prime sur la réalité des faits ou l’argumentation logique. En entreprise, cela risque de donner naissance à des conflits sans fins...

Tout à fait. Le psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi appelait cela le «terrorisme de la souffrance», ou comment des individus utilisent leur propre souffrance pour avoir une emprise sur l’autre. Ce couple victimisation/culpabilisation est au cœur de l’entreprise wokiste, avec une mise en avant systématique de la victime et donc du coupable. Là encore, nous revenons à la toute-puissance de l’individu qui se sent légitime pour imposer ses conceptions aux autres. Les RH ne doivent pas se laisser impressionner par ces discours d’emprise.

Que pensez-vous des politiques de diversité lors des recrutements et des promotions internes?

J’ai un problème avec l’idée qu’il faudrait systématiquement tenir compte de ces impératifs de diversité dans les recrutements. Car ce serait mettre au second plan un critère fondamental qui est celui du mérite. Recruter quelqu’un non pas parce qu’il est plus compétent, mais parce qu’il est originaire d’une soi-disant communauté discriminée est ravageur. Cela étant dit, lorsqu’on a affaire à des candidats de compétence équivalente, il est parfaitement légitime de donner la priorité à celui qui aura le moins de chances, parce qu’elle est une femme, qu’il est originaire de l’immigration ou qu’il a un handicap. C’est une façon de recréer l’égalité des chances. Mais cela ne doit se faire qu’à égalité de compétences: le premier critère doit rester le mérite.

L’écriture inclusive est un autre sujet délicat. Difficile aujourd’hui pour un RH de ne pas rendre ses offres d’emploi inclusives. Comment s’en sortir?

D’abord, il faut avoir conscience que l’écriture inclusive est avant tout une écriture excluante, qui complexifie à l’extrême le maniement de la langue française. En outre, le scandale de l’écriture inclusive est que de nombreuses associations néo-féministes gagnent beaucoup d’argent avec ces formations à l’écriture inclusive, sous couvert de combat contre le sexisme. Cela découle des impératifs donnés par Bruxelles pour lutter contre les VSS (violences sexistes et sexuelles). Les entreprises et les universités se sentent obligées de former leur personnel à l’écriture inclusive et distribuent des centaines de milliers d’euros à ces associations.

Aujourd’hui, rares sont les offres d’emploi sans écriture inclusive...

Pour une offre d’emploi, je peux en effet le concevoir. Mais l’écriture inclusive est tout autre chose. Elle repose sur l’idée que l’égalité entre hommes et femmes passerait par l’affirmation systématique du féminin. C’est une conception communautariste du féminisme, un courant très récent, en contradiction avec la tradition universaliste du féminisme, des années 1960-1970, qui considère au contraire que l’égalité entre hommes et femmes doit s’obtenir par la suspension de la différence des sexes lorsqu’elle n’est pas pertinente.

Donc vous êtes contre l’écriture inclusive...

Absolument. L’écriture inclusive oblige à systématiquement ramener les individus, quels que soient les contextes, à leur sexe, ce qui, là encore, me semble être une atteinte à la liberté. Personnellement, quand je suis dans un contexte professionnel, je me considère comme une sociologue et non comme une femme. Allez sur le site de l’Observatoire des idéologies identitaires et vous trouverez plusieurs articles d’éminents linguistes qui donnent tous les arguments pour justifier le refus de l’écriture inclusive.

Il y a aussi une crainte du débat et de la polémique. L’entreprise se soumet au diktat du la pensée woke pour se simplifier la vie...

C’est un diktat en effet, et personne n’est obligé de s’y soumettre. Ce diktat nous est imposé par une minorité qui parle plus fort que les autres mais qui reste une minorité.

Le dernier chapitre de votre livre propose une issue positive. L’humour serait un moyen de résister à ce totalitarisme woke?

Le mouvement woke a une relation forte avec des formes religieuses et puritaines. Jean-François Braunstein l’a bien montré dans son livre (La religion woke, éd. Grasset, 2022). Le mouvement woke reprend l’idée de l’éveil systématique, non pas aux vraies formes de la foi comme les mouvements protestants, mais aux discriminations. Et si vous n’êtes pas dans cet éveil systématique aux discriminations, vous ne serez pas dans la communauté des gens bien. Il y a donc une conception sectaire dans le wokisme, qui emprunte certains traits à la culture religieuse. Or, on sait bien que les religions n’aiment pas l’humour, elles n’ont pas cette capacité de distance avec les choses, de réflexivité sur soi-même. Le wokisme est totalement incapable de prendre cette distance à la réalité manifestée par l’humour. Les caricatures vont lui être insupportables.

Le New York Times a décidé en 2019 de ne plus publier de caricatures, rappelez-vous...

Oui. C’est insensé. Ils ont été totalement wokisés... J’ai des amis russes aux États-Unis qui appellent désormais le New York Times le «New York Pravda».

Comment cultiver l’humour en entreprise?

Cela implique d’accepter un discours de vérité et de liberté. Il faut lire le livre de Milan Kundera (La Plaisanterie, éd. Gallimard, 1967). Les régimes totalitaires ne supportent pas l’humour.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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