Comment maintenir une parole RH indépendante à l'ère de l'identitarisme
Le wokisme est une idéologie qui fige les identités dans l'appartenance à une communauté. Dans ce carcan, il devient très difficile de communiquer sans tomber sous l'emprise d'une dialectique du bourreau et de la victime. En réalité, l'identité évolue selon les contextes. Les experts conseillent d'adopter une posture apprenante, de médiateur et d'écoute.
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Malgré la multiplication des canaux de communication, la liberté d’expression se réduit dans les organisations du XXIe siècle. Exprimez votre opinion aujourd’hui et vous marchez sur des œufs. Pour un responsable RH, tenir un discours fort et libre est devenu compliqué. Comment ne pas heurter certaines sensibilités? Comment éviter de devenir la cible d’activistes wokistes sur le Net? Tour d’horizon des obstacles à surmonter pour maintenir une parole libre et indépendante.
Narcissisation du «moi»
Nous vivons à l’ère du communautarisme et des revendications identitaires. Sur le plan personnel, ce culte de l’identité s’exprime à travers le marché du développement personnel et la narcissisation du «moi» sur les réseaux sociaux, explique la philosophe Julia de Funès dans un ouvrage critique publié en 2022 (1). La philosophe démontre la fragilité du concept de l’identité, qui est anti-universaliste. «Ce concept égare plus qu’il ne guide», écrit-elle.
Impermanence
Le problème majeur du concept d’identité est lié à l’impermanence des choses. Sommes-nous les mêmes au moment de notre naissance et à l’âge adulte? L’identité se définit-elle par le corps (qui change en permanence)? Est-elle liée à notre mémoire, à notre caractère, à notre look, à notre passeport? À chaque fois, Julia de Funès met à jour les apories (une difficulté logique insoluble) du concept. L’identité veut figer les choses alors que la vie est mouvante.
Identitarisme
La sociologue française Nathalie Heinich appelle cela de l’«identitarisme». Ce courant a été importé à la va-vite des États-Unis, où la tradition communautaire anglo-saxonne existe depuis longtemps. Ce formatage des esprits atteint aussi l’entreprise. Aux États-Unis les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) obligent leurs collaborateurs à suivre des formations en diversité et inclusion.
Wokisme
Depuis la fin des années 2010, ce communautarisme américain s’est transformé en politique des identités (wokisme), c’est sous cette forme qu’il est en train de se diffuser à travers le monde. Le wokisme – qui vient de l’anglais wake up – se définit comme un éveil à toute forme de discrimination. On peut aussi le traduire par vigilantisme, soit le fait d’être vigilant à toute forme de discrimination. Pour Nathalie Heinich, le wokisme est une nouvelle forme de communautarisme, où chaque collectif se définit contre un dominant pour exister. C’est l’inverse de l’universalisme des Lumières où l’intérêt général prime sur les identités individuelles et sur les droits communautaires et corporatistes. En voulant déconstruire l’universalisme des Lumières, le wokisme reconstruit des identités toujours plus nombreuses car toujours plus spécifiques. Il propose un nouvel ordre moral, encore plus intransigeant.
«Cancel culture»
Cet identitarisme woke est en train de glisser vers un idéologisme totalitaire, explique Nathalie Heinich (lire aussi son interview ici).
Chaque individu est assigné à sa communauté. Les wokistes ne tiennent pas compte de la réalité scientifique et historique, ils instrumentalisent la science à des fins idéologiques. Dans le milieu universitaire des petits groupes d’activistes non-démocratiques font pression pour annuler des conférences. Il y aurait eu déjà une vingtaine de cas en France depuis 2019. On déboulonne des statues, on réécrit des livres de littérature. La peur se répand car personne ne veut se retrouver cloué au pilori sur les réseaux sociaux.
Sensibilités
Le sujet est extrêmement délicat. Plusieurs intervenants ont poliment refusé de contribuer à ce numéro d’HR Today, opérant une sorte d’auto-censure. La difficulté est liée au mécanisme de la dialectique woke. En évoquant leur sensibilité d’appartenance à une communauté dominée, ils se placent dans une posture de victime. Si vous vous exprimez contre eux, vous devenez le bourreau. C’est donc un discours d’emprise bien décrit par les psychanalystes qui observent ces mécanismes depuis longtemps dans les dynamiques familiales.
Contexte et rôles
Pour s’en sortir, il faut accepter que notre identité évolue selon les contextes. Julia de Funès montre que nous jouons tous des rôles dans la vie. Ces rôles nous rassurent, car ils correspondent à des normes et des modèles figés. Mais l’être humain ne se réduit pas à ces rôles, il ne peut pas être assigné à son identité communautaire. En entreprise, cette question de l’identité des individus pose aussi problème. Dans un livre passionnant sur les conversations difficiles (2), Douglas Stone, Bruce Patton et Sheila Heen, trois experts en communication, montrent comment le concept d’identité nous empêche d’apprendre de nos erreurs.
Compréhension fine et complexité
Il s’agit d’entrer dans une compréhension plus fine de cette identité, qui n’est pas figée. Nous devons accepter nos limites et nos points faibles. Nos intentions sont souvent complexes et nous contribuons aux problèmes que nous rencontrons. Sommes-nous capable de voir les nuances? Avons-nous une image exagérée de nos qualités? Sommes-nous aussi compétent et bienveillant que nous le croyons?
Dynamique apprenante
L’objectif est de changer notre posture et d’entrer dans une dynamique apprenante. Sortir du jugement pour comprendre nos réactions et les réactions de l’autre. Comment sommes- nous arrivés dans cette impasse et qu’avons-nous contribué pour y arriver? Les auteurs conseillent de commencer par identifier les trois dimensions de toute situation difficile: les faits (qu’est-ce qui est en jeu?), les émotions (qui sont réveillées en nous) et l’impact sur notre identité (pourquoi prenons-nous les choses personnellement et à cœur?).
Posture de médiateur et écoute
Ils conseillent ensuite d’adopter une posture de médiateur. C’est en prenant ce pas de côté que les différentes versions d’une même histoire apparaissent. Il faut sortir de sa propre perception de la réalité pour comprendre celle de l’autre. L’écoute active est aussi très importante. Écouter l’autre jusqu’au bout, reformuler ses paroles, quittancer ses émotions. Écouter l’autre permettra à l’autre d’écouter à son tour. Enfin, vous arriverez à la recherche de solutions. En explorant les options, en restant créatif et, parfois, en acceptant qu’il n’y a pas de solution.
(1) Julia de Funès, Le siècle des égarés, éd. L'Observatoire, 2022, 134 pages.
(2) Douglas Stone, Bruce Patton and Sheila Heen, Difficult conversations, éd. Portfolio Penguin, 1999, 315 pages