Qu’entendez-vous par «espace non-humain»?
Un espace où l’on va se concentrer sur l’organisation, et non pas sur les êtres humains. En holacratie, cet espace s’appelle la séance de gouvernance. Dans cet espace, l’humain n’est pas la question. Et c’est parce qu’on n’en tient plus compte que, du coup, l’humain va être mieux traité. C’est un changement difficile à intégrer. Je rencontre beaucoup de résistance sur ce point. Car les gens pensent que ce qui est nonhumain est forcément inhumain. En fait c’est notre système de croyances qui doit changer.
Vous distinguez les rôles des personnes. Qu’entendez-vous par là?
Les rôles sont les organes de l’organisation. Mais les rôles se distinguent des individus. En ce qui me concerne, chez iGi Partners – la société que j’ai créée –, je tiens plusieurs rôles. Celui de «Training Design», où je conçois les formations. J’assume aussi le rôle de «Trainer», car je délivre des formations. Je tiens aussi le rôle d’«Engagement Lead», où j’accompagne les clients. Les rôles sont donc des unités de travail. Très souvent, quand je dis que le chef n’existe plus, mes clients pensent qu’il n’y a plus de structure. Car pour eux, le manager est la structure. Avec l’holacratie, les chefs et la structure sont dissociés. Dans les entreprises traditionnelles, ces deux concepts sont fusionnés. Mais il est possible de les dissocier. Quand je demande à nos clients de nous envoyer l’organigramme de leur organisation, ils ont beaucoup de mal. Les matrices sont une vue de l’esprit. Personne n’a jamais réussi à les faire fonctionner. Et moi le premier. En holacratie, nous avons un outil qui s’appelle la séance de gouvernance, qui permet de décrire sérieusement, comme une mathématique, le travail qui est à faire, indépendamment des hommes.
Les jeux de pouvoir disparaissent, écrivez-vous dans votre BD*, plus de domination, chacun est responsable de résoudre les tensions qu’il perçoit...
C’est juste. Il n’y a plus de domination dans la mesure où personne ne doit me dire ce que j’ai à faire.
Mais les choses se traitent tout de même, car vous créez des espaces pour exprimer les tensions...
Oui, il n’y a plus de domination, car vous êtes dans une organisation formée par plusieurs rôles. Et chacun est leader dans son rôle. C’est un premier niveau d’empowerment. Au niveau de la structure, c’est une autre affaire. Pour de nombreuses personnes, une structure est rigide. Pas en holacratie, où justement nous considérons la structure comme un être vivant. Concrètement, quand vous faites votre job, vous sentez en permanence des tensions entre ce qui est et ce qui pourrait être. Il y a donc toujours un écart entre la réalité et un potentiel perçu par l’humain. C’est ce que nous appelons une tension. Et une tension a toujours plusieurs interprétations possibles. Nous nous intéressons à l’énergie qui tire ce potentiel vers la réalité. Un exemple: vous avez une grosse opportunité business à signer, sauf que, le deal n’est pas encore fait… Donc tension. Il y a un écart entre le potentiel et la réalité. Chez moi ce genre de tension provoque beaucoup d’excitation, mais chez d’autres, cela pourrait provoquer de la frustration. L’holacratie est un moteur à énergie libre. Car les tensions sont une source d’énergie.
Il faut donc mettre les tensions sur la table pour en libérer leur potentiel...
Il ne s’agit pas de les mettre sur la table pour en discuter. Je ne crois pas au modèle systémique en la matière. Le fait d’exprimer une frustration ou une tension ne suffit pas. Il faut aller plus loin et transformer cette tension en évolution de l’organisation. C’est pourquoi la structure est agile, car elle évolue tout le temps. Comme les rôles d’ailleurs, ils évoluent sans cesse.
Vous révolutionnez aussi les séances de travail. Au lieu d’y arriver bien préparé avec un ordre du jour, vous conseillez de laisser les tensions s’exprimer et de les traiter une à une, peu importe les priorit...
Oui. C’est comme cela qu’on avance dans la vie aussi. Dans les organisations traditionnelles, nous passons notre temps à prévenir les changements. Il ne faut surtout pas créer de vague. Pourquoi? Car on ne sait pas gérer les vagues. Avec l’holacratie, quelles que soient les vagues qui se pointent, vous avez un système qui vous permet de les surfer. Pourquoi les prévoir? Non, vous attendez la vague et vous la prenez. Dans les systèmes conventionnels, les bons profils sont ceux qui voient loin, qui anticipent et qui ne font pas de vagues. En holacratie, les bons profils sont ceux qui suivent les règles du jeu et qui se fichent de toutes les tensions qu’ils peuvent créer, parce qu’ils savent que plus ils créent de tensions, plus ils permettent à l’organisation d’évoluer...
Comment sanctionnez-vous ceux qui ne respectent pas les règles?
Dans mon expérience, cela n’arrive pas.
Etonnant! Comment l’expliquez-vous?
Car il y a des règles du jeu. Lors des réunions de gouvernance ou de triage, si quelqu’un sort du processus, il est ramené dans le cercle par le facilitateur, qui est un arbitre. Mais ces réunions ne représentent que 5 pour cent du temps total. Pour le reste, cela s’autorégule. Pourquoi? Car chacun y trouve son compte. Cela prend du temps à mettre en place, mais une fois le changement intégré, cela s’autorégule.
Combien de temps?
Pour un manager, environ deux mois. Ils résistent souvent au début, car ils pensent perdre leur pouvoir. Normal, car effectivement le pouvoir est distribué. Mais en holacratie, plus je donne du pouvoir aux autres, plus j’en ai sur l’organisation. Encore un changement de paradigme (sourire). Pour les collaborateurs, rien ne change, car ils continuent à faire leur job comme avant. Ce qui change, c’est que plus personne ne va prendre les décisions à leur place. Là aussi, cela va prendre du temps pour intégrer le changement. Pour les plus récalcitrants, cela peut durer 18 mois. Et ceux qui ne veulent pas jouer le jeu sont éjectés du système.
Qui décide du salaire?
L’holacratie ne prévoit rien sur le salaire. Il vous donne par contre un outil pour que vous décidiez de façon explicite qui a autorité sur les salaires. Supposons que vous désirez adopter ce modèle, après avoir signé la constitution – et donc cédé votre pouvoir –, nous allons essayer de comprendre votre activité. Nous traduisons ensuite ce travail en holacracy. Pour les salaires, nous créerons simplement les bons rôles et les bons processus. Nous partons de la réalité. En holacratie, celui qui gagne toujours, c’est la réalité.
Y a-t-il toujours un département RH en holacracy ?
Aura-t-on toujours besoin d’êtres humains dans les organisations? Probablement (sourire). L’erreur est de ne pas différencier la question du travail de celle des relations humaines. Le travail est nécessaire pour que l’organisation puisse avancer. Mais une fois que les rôles et la structure ont été clarifiés, il faut tout de même recruter, former, licencier et rémunérer.
Combien de temps faut-il compter pour implémenter cette méthode en entreprise et combien ça coûte ?
Cela va dépendre du domaine d’activité et du nombre de cercles que votre activité représente (le cercle peut se comparer à une unité d’affaires, ndlr). Sans entrer dans les détails, les entreprises commencent en général avec un pilote. Il faut compter grosso modo six mois et entre 15 000 et 23 000 euros par cercle.
* Bernard Marie Chiquet et Etienne Appert: Une nouvelle technologie managériale: l’Holacraty, Bande Dessinée, à lire sur igipartners.com, 2013, 109 pages
Débat
Réagissez à cet article sur le groupe de discussions HR Today Magazine sur LinkedIn. Une sélection de vos réactions sera publiée dans la prochaine édition print de HR Today.