Pratiques virtuelles et frontières organisationnelles en Suisse romande
Dévoilée lors du dernier congrès HR sections romandes, une étude sur les nouvelles pratiques virtuelles de travail permet de préciser plusieurs tendances longuement commentées depuis la crise.
Photo: Chris Montgomery / Unsplash
Les pratiques virtuelles de travail se sont aujourd’hui largement diffusées dans les organisations, une tendance initiée bien avant 2020 et renforcée par la crise sanitaire. Dans ce contexte, une étude prospective a été menée en 2021 afin d’identifier les nouvelles frontières du travail qui se dessinent et se renégocient pour les organisations et les individus.
Les frontières espace-temps
Notre étude montre que le télétravail et les pratiques de home office vont se pérenniser, mais sans être un raz de marée, et différemment selon les activités et les métiers. Le télétravail présente des avantages pour les employeurs comme pour les employés. Presque 90% des entreprises interrogées pensent garder du télétravail pour une partie du personnel. Mais l’enquête montre aussi que le télétravail se limitera le plus souvent à un jour ou deux par semaine, et touchera surtout les ‘cols blancs’ et pas tous les employés. Un pourcentage important des employés (pour la grande majorité des entreprises interrogées, plus de 20%) ne pourra pas faire de télétravail.
La porosité de frontière entre espaces-temps privé et professionnel a déjà été abondamment commentée dans la presse spécialisée. Nos experts soulignent les risques psychosociaux en cas d’absence de réglementation et de suivi: un de nos experts rappelle qu’il s’agit de «veiller plus que de surveiller les employés en télétravail.» Si l’employeur peut intervenir dans l’espace-temps privé, c’est seulement après avoir fixé des règles, et avec une approche d’accompagnement et de conseil (ergonomique, organisationnel, numérique...).
Une culture organisationnelle menacée
Les experts soulignent aussi que pour les équipes et l’organisation, la réduction d’un espace-temps commun entraîne un affaiblissement de la cohésion culturelle et identitaire. Partager un même espace et un même temps permet en effet d’apprendre collectivement des routines professionnelles, de manière souvent implicite et inconsciente, et de développer une compétence collective. Sans espace-temps commun, les apprentissages, les transferts de compétences et la créativité collective sont plus difficiles, l’intégration des plus jeunes et des nouveaux arrivants devient un véritable défi, l’identification à l’entreprise aussi.
Avec les risques psycho-sociaux à surveiller, le maintien d’une cohésion dans les équipes virtuelles devient une des tâches prioritaires pour les managers et la fonction RH. Dans les périodes de confinement contraint, nos experts ont souligné la capacité de résilience de certaines équipes pour garder leurs interactions et développer ensemble une nouvelle culture de travail. Mais ce renforcement des équipes comme noyaux durs de l’organisation représente aussi un risque de cloisonnements et de silos pour la culture de l’ensemble de l’entreprise. Plus de 90% des répondants jugent que le maintien d’une culture organisationnelle commune va être un défi majeur pour la fonction RH.
L’homogénéité de la culture organisationnelle n’est pas seule- ment menacée par le dynamisme de certaines équipes virtuelles, elle est aussi menacée par la frontière nouvelle entre ceux qui sont éligibles et ceux qui ne sont pas éligibles au télétravail, menacée aussi par la frontière de compétences numériques séparant ceux qui sont prêts et ceux qui ne sont pas prêts à suivre l’évolution des pratiques virtuelles. Malgré le bond en avant des compétences numériques à la suite du télétravail forcé, plus de trois quarts des répondants reconnaissent que les besoins de formation perdurent pour certains groupes d’employés.
Des frontières de plus en plus poreuses
Avec le télétravail, une grande majorité des entreprises de notre enquête reconnaissent un changement de culture managériale, mettant moins l’accent sur le contrôle au comportement et au temps de travail de l’employé, mais plus l’accent sur la performance réalisée et le délivrable. La relation d’emploi se rapprocherait d’une relation de prestataire de service. Cette culture pourrait favoriser l’augmentation des pratiques de CDD et de freelance. Pour l’instant, ce changement de culture contractuelle semble limité, mais non négligeable (entre 25 et 30 % des répondants voient se développer cette tendance dans leur organisation). Les experts rappellent aussi que le lien organisationnel durable est aussi un gage de stabilité pour la performance organisationnelle.
L’extension problématique des frontières géographiques
Nous avions commencé l’étude avec l’hypothèse que les pratiques virtuelles de travail permettraient aussi d’étendre les frontières géographiques du marché de l’emploi au niveau national et transnational. Finalement, cette extension régionale du marché de l’emploi permettant l’accès à des experts travaillant à distance ne correspond dans la réalité qu’à quelques exceptions (par exemple une société lausannoise recrutant un expert zurichois qui souhaite continuer d’habiter dans son canton). Les experts insistent sur l’importance de la proximité géographique et culturelle qui facilite la qualité des interactions. Ils rappellent aussi que les expériences de télétravail transrégionales et transnationales de 2020 ont été réussies, car les employés en télétravail avaient été préalablement socialisés sur le site suisse avant la crise Covid.
L’extension des frontières au niveau transnational fut assez souple en 2020-2021, mais risque de se complexifier en 2022. Les entreprises s’accordent sur le fait que les contraintes fiscales et légales limitent l’élargissement du télétravail aux résidents de pays étrangers. Les pratiques de télétravail transnational ont commencé avant la crise Covid et les contraintes de leur diffusion dépendent plus des politiques des pays de résidence des employés que des politiques des employeurs. Ce problème se pose d’ailleurs avec une grande acuité pour les employés frontaliers, dont les possibilités d’extension des pratiques de home office resteront plus limitées que celles des résidents suisses.
L’extension transnationale du marché de l’emploi grâce aux pratiques virtuelles de travail ne semble pour l’instant être une réalité que pour les multinationales où les relations contractuelles employeur-employé peuvent passer par des filiales locales. C’est aussi une réalité pour des secteurs comme l’IT où les contrats sont plus souvent des contrats de prestataires free-lance.