Vers un apprentissage collectif de la santé au travail
Considérer la santé comme un élément central permettant aux individus et à l’organisation d’évoluer – et non plus «simplement» de faire ce qu’il y a à faire, c’est-à-dire produire – devient un enjeu qui n’a rien de conceptuel dans une économie du savoir et du mouvement.
Si la santé en entreprise est aujourd’hui l’objet de nombreuses discussions, de séminaires de tout genre, d’actions de promotion, c’est que l’on sent bien qu’il y a là un enjeu de taille. Enjeu de gestion et d’efficacité? Forme d’obligation «morale» faite aux managers et aux DRH de s’occuper de l’état de santé des collaborateurs? Passage obligé pour les organisations engagées dans une démarche d’entreprise responsable? Nous considérons que la confusion régnant autour de ces différents types d’enjeux rend le management de la santé au travail difficile. Avec en toile de fonds – ou pour conséquence - trois figures dominantes de l’action en matière de santé en entreprise.
Un esprit sain dans un corps sain. C’est le monde de la mise en forme ou de la redécouverte de comportements sains, mais cette fois pris en charge par l’entreprise: fourchette verte, massages assis, salle de repos, soutien à l’arrêt de la fumée (en plus de son interdiction ou de sa limitation dans l’entreprise).
L’individu centre des préoccupations. C’est le monde des séminaires et interventions incitant l’individu – collaborateur de base ou manager – à créer son référentiel de réaction (comment s’adapter à) face à des situations professionnelles difficiles et de nature à atteindre sa santé: cours et ateliers divers tels que «gérer son stress», «manager en prévenant les tensions», «comprendre les addictions».
Le retour à la norme – instruments de mesure. C’est par exemple le monde du taux d’absentéisme défini comme acceptable et des outils destinés à le rééquilibrer; c’est aussi celui des outils de mesure dont l’application permet de vérifier l’écart à une «norme» présumée de bonne santé ou de bon climat: audit social, questionnaires, échelles diverses.
Loin de nous l’idée de minimiser la valeur et l’utilité de ces démarches. Mais ces figures de l’action peinent malgré tout à traiter réellement du «management de la santé» au sens global; parce qu’elles s’occupent principalement des symptômes et peu des causes; parce qu’elles se situent souvent sur le plan individuel et peu sur l’organisation de l’activité (dont les interactions). Mais surtout parce que l’on se heurte à la difficulté, en entreprise, de capturer les indicateurs de la santé comme on le fait pour ceux du marketing ou de la finance. Et le triptyque de cette difficulté prend la forme suivante:
- Comment rendre visible l’impact positif de la bonne santé sur le résultat et le fonctionnement de l’entreprise.
- Comment calculer le coût de la santé, et principalement celui de la mauvaise santé.
- Que sait-on des mécanismes qui conduisent au niveau de santé au travail le plus élevé ou, au contraire, à sa dégradation.
Sans possibilité de répondre à ces questions, rattrapés par la question de l’enjeu moral de ce thème ou touchés par effet miroir (quel est leur propre état de santé au travail?), le management et les professionnels RH ne se sentent pas moins responsables de faire quelque chose en matière de santé au travail, et s’attellent donc principalement et légitimement aux trois figures de l’action mentionnées plus haut.
Alors que, pour cerner mieux l’enjeu central de la santé au travail et l’intégrer dans une pratique du développement et du management – collectif et individuel - nous devrions déplacer la réflexion sur le terrain de la capacité des organisations à s’adapter (pour faire plus que survivre) et à adapter leurs formes de travail (pour permettre aux individus de rester en bonne santé).
Si l’on sait aujourd’hui que la santé est considérée par beaucoup comme une des clés de la productivité pour les entreprises, notamment en maintenant à son niveau le plus élevé la présence des individus au travail, on doit s’interroger sur la santé comme facteur clé de l’apprentissage organisationnel, via la capacité d’apprentissage individuel. Comment en effet l’individu – et, partant, l’organisation – peut-il envisager des «manières de faire autrement», des aménagements nouveaux de l’organisation de son propre travail, des possibles différents pour lui ou pour l’ensemble, s’il n’est pas en bonne santé. C’est-à-dire en état de vivre et de se projeter dans son travail. Et comment peut-on procéder au transfert de compétences dans l’organisation si les individus ne sont pas en état de le faire?
Considérer la santé comme un élément central permettant aux individus et à l’organisation d’évoluer – et non plus «simplement» de faire ce qu’il y a à faire, c’est-à-dire produire – devient un enjeu qui n’a rien de conceptuel dans une économie du savoir et du mouvement. La santé au travail est donc bel et bien un élément majeur dans la démarche de management, même si elle reste un objet si difficilement réductible aux indicateurs habituels de la gestion.
La santé vue sous cet angle, les organisations peuvent se poser la question des conditions de l’intégration de ce paramètre dans une démarche de création de valeur, de sens et de développements au sein de l’entreprise. Ces conditions tournent autour de quatre axes:
- La capacité des langages – donc des professionnels - de la santé au travail et du management à s’écouter et se comprendre mutuellement.
- La capacité du management et des professionnels RH à créer des indicateurs pertinents de santé au travail, en lien avec la faculté d’apprentissage de l’organisation.
- La capacité des entreprises à s’interroger sur le lien, en boucle de rétroaction, entre l’organisation du travail et la santé.
- Le développement de démarches d’amélioration de la santé au travail englobant l’organisation de l’activité professionnelle et l’apprentissage collectif, plutôt que la seule approche par l’adaptation de l’individu.
Aux tableaux de bord de l’entreprise et autres balanced scored cards pourrait figurer alors un critère «santé au travail», accompagné d’indicateurs de succès comme c’est le cas pour d’autres domaines de l’organisation. Il n’y a pas de raison que l’une des ressources principales de l’individu (la santé) ne soit pas prise en compte lorsque l’on parle de la santé de l’entreprise. Parce que la santé au travail est une construction collective - en plus d’une responsabilité clairement exposée dans plusieurs textes de références - et non pas la simple capacité de l’individu à s’adapter physiquement aux impératifs du travail.