Chronique

Vu de loin, vu de près: indépendance versus autonomie

Être autonome dans son travail est une qualité appréciée par les directions générales. La nuance réside dans l’intérêt porté aux enjeux de l’organisation ou au contraire, de rester centré sur soi-même.

La situation

Après un parcours professionnel bien construit et plus de deux ans de pratique dans le bureau d’ingénieur civil au sein duquel elle officie aujourd’hui, Isabelle, 32 ans, est devenue une spécialiste reconnue. Elle gère des chantiers complexes et les clients sont particulièrement satisfaits de ses réalisations. Bon nombre d’entre eux font directement appel à elle et la sollicitent pour de nouvelles missions, sans toujours passer par la direction. Loyale, même si elle n’informe pas toujours sa hiérarchie avant que l’offre ne soit validée par le mandant, Isabelle mène ses projets avec engagement et contribue activement au succès de l’entreprise.

Appréciant de voler de ses propres ailes et ultra performante, elle travaille vite, tout en fournissant des prestations de qualité. On peut compter sur elle, même si elle poursuit son chemin à sa façon et considère comme de l’intrusion ou du contrôle mal venu toute demande de reporting. Par ailleurs, bien qu’elle entretienne des liens agréables avec ses pairs, elle ne prend pas spontanément le temps de leur apporter son aide.

En résumé, elle ne partage guère les compétences qu’elle a acquises, manque d’informer de l’avancement des projets et reste centrée sur les besoins du client qui représentent la seule contrainte qu’elle reconnaisse. Malgré ces quelques points de progression, son employeur est enchanté du travail fourni par Isabelle qui contribue à l’excellente réputation du bureau.

Fabio, 37 ans, est un collègue d’Isabelle et s’avère lui aussi un excellent ingénieur. Engagé quelques années avant Isabelle, après un parcours plus ou moins identique, il a contribué à l’intégration de celle-ci; ils disposent aujourd’hui du même statut. À l’arrivée d’Isabelle, Fabio a pris à cœur son rôle de formateur interne et régulièrement encore aujourd’hui, il partage avec elle ce qu’il retire de ses différents chantiers.

D’une manière générale, il parvient aussi bien à coopérer avec les collaborateurs juniors qui ont besoin de consignes précises qu’à rester en lien avec Isabelle qui aime avancer seule ainsi qu’à son rythme et qu’il s’agit d’aborder de façon tactique pour ne pas la froisser. Par ailleurs, sa hiérarchie lui accorde d’autant plus sa confiance, qu’il la tient informée de l’avancement de ses projets et qu’il ne manque pas de mettre son chef en copie des mails essentiels qu’il échange avec ses partenaires professionnels; informations dont il est conscient qu’elles peuvent avoir de l’influence sur la conduite de l’entreprise.

Si le client est au centre de ses préoccupations, les besoins de reporting de son responsable le sont tout autant. Fabio est toutefois un peu perfectionniste; à la recherche de l’excellence, il lui arrive de passer un peu trop de temps sur certains dossiers. Il reste néanmoins toujours disponible pour ses collègues et sait adapter sa cadence de fonctionnement à leurs besoins.

Vu de loin

Isabelle et Fabio, malgré leurs quelques points de développement, sont deux ingénieurs performants capables d’assumer seuls des missions de haut vol et la direction peut compter sur la qualité de leur travail.

Vu de près

Une nuance fine, aux conséquences importantes, distingue leurs relations aux autres et à l’entreprise. Ayant pris goût à la liberté, que sa maîtrise nouvellement acquise lui apporte, Isabelle reste centrée sur elle-même, sur ses propres objectifs et tend à ne pas rendre compte car elle n’en perçoit pas la pertinence; elle fait preuve d’indépendance. En revanche, Fabio a su construire une réelle autonomie. Plaçant l’organisation au centre, il a intégré sa finalité et ses divers enjeux et, par conséquent, peut être soumis à une autorité ou, a contrario, prendre en charge une autre personne, sans perdre son identité.

L’analyse

Du fait de son degré d’autonomie plus élevé que celui d’Isabelle, Fabio fait passer les intérêts de ses projets, si cela fait sens, après ceux de l’organisation ou ceux d’un autre service. La direction du bureau d’ingénieur peut ainsi s’appuyer sur sa capacité à prendre en compte le système; elle le sait capable de perdre individuellement pour gagner sur le plan du groupe. Elle sait que sans nouvelles de sa part cela signifie qu’il avance avec succès, qu’il n’hésitera pas à demander de l’aide en cas de difficulté et qu’il acceptera d’être confronté le cas échéant.

Avec Isabelle, la situation est plus délicate. À fond dans ses projets, elle les défend envers et contre tout et perd parfois la vue d’ensemble, au risque de s’éloigner des objectifs généraux et de la finalité. Elle n’a pas intégré, dans son identité professionnelle, la spécificité de l’autre et manque de considérer l’ensemble du système. Elle ne respecte ainsi pas toujours les processus qualité, sans admettre l’impact que cela pourrait avoir dans le traitement d’une plainte d’un client.

Son responsable doit trouver le moyen de suivre ce qu’elle réalise afin que, par ses choix stratégiques, elle n’aille pas à contre sens d’autres mandats. Il doit aller à la pêche aux informations et Isabelle tend à considérer ses demandes comme un manque de confiance; il ne sait pas toujours comment obtenir des informations sans la braquer.

Faire la distinction entre ces deux concepts, ce n’est pas couper les cheveux en quatre. C’est prendre conscience de l’évolution à réaliser pour croître au sein d’une équipe et parvenir à situer sa propre fonction en cohérence avec la vision. On ne naît pas autonome, on le devient! Toute nouvelle tâche, fonction ou activité, quel que soit notre âge ou notre expertise, nécessite de refaire le chemin de l’autonomie; on ne peut pas à la fois apprendre quelque chose de nouveau et se montrer autonome par rapport à cette tâche.

Par ailleurs, un dirigeant peut favoriser ou bloquer – par exemple par un mode de management trop contrôlant – le développement de l’indépendance vers l’autonomie. L’autonomie caractérise une relation et, comme toute relation, elle dépend des personnes actrices de la situation. Ne l’oublions pas; soyons vigilants!

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Annabelle Péclard est psychologue du  travail et co-directrice du Cabinet Didisheim.

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