Anders Indset, l'électron libre
Entrepreneur, auteur et conférencier de talent, le norvégien Anders Indset est un penseur atypique. Il estime que la civilisation occidentale s'est endormie depuis les Trente Glorieuses et propose une nouvelle économie plus indépendante et harmonieuse.
Crédit: Ramp Style
Son apparence est un mélange de Keith Richards et de Jésus Christ. Cheveux longs, têtes de mort en argent aux doigts, regard envoûtant et esprit vif. Voici Anders Indset. Norvégien de sang, établi en Allemagne où il est un habitué des plateaux télé et des conférences publiques, il vient de publier son quatrième livre «La pensée infectieuse», pas encore traduit en français. Il résume: «Nous sommes prisonniers de nos pensées. Depuis 1970, la civilisation occidentale est entrée en hibernation. Avec les Trente Glorieuses et la croissance à tout prix, nous avons oublié de nous préoccuper de la planète et de l’humanité. La pandémie a révélé les biais de cette pensée réductrice, qui limite l’humain à sa dimension d’homo economicus. Il est temps de se réveiller de cette nuit cognitive.» Le personnage n’est pas que rock’n’roll dans son image. C’est un rebelle qui aime bousculer son audience.
Passionné de philosophie, Anders Indset est un intellectuel atypique qui défend une vision holistique de l’être humain en société. En marge des milieux académiques, le personnage fascine et dérange. Gourou, conseiller de dirigeants, investisseur et philanthrope, il échappe aux catégorisations simplistes. S’il a accepté de nous accorder un entretien téléphonique de 60 minutes, c’est parce qu’il interviendra lors du prochain HR Festival de Zurich (organisé par Alma Medien SA, l’éditeur d’HR Today). Il y évoquera sa vision du futur: «Un monde où il faudra combler le fossé entre l’humanité en crise et la technologie de plus en plus envahissante.»
Château de cartes
Car son diagnostic de l’état du monde est plutôt sombre: «Le capitalisme est un château de cartes qui risque de s’effondrer à tout moment.» Il dénonce aussi cette «société du porno et de la performance» qui maintient les mâles modernes dans une dépendance à la dopamine du click et des likes. «La technologie et les réseaux sociaux sont en train de tuer notre confiance en l’avenir. Tout est vérifié, prouvé, chiffré. Nous vivons dans la tyrannie de la donnée et du mesurable», dénonce-t-il.
Il met aussi le doigt sur la solitude grandissante des individus, isolés devant leurs écrans dans leurs bulles d’information en continu. «Les gens ont de moins en moins d’amis avec qui ils peuvent parler des choses importantes de la vie. Cela mène vers des dépressions et des burnout. La situation est préoccupante», poursuit-il. Pour sortir de l’impasse, il se tourne vers l’histoire de la philosophie et imagine comment les grands penseurs allemands interpréteraient la société d’aujourd’hui.
Que dirait un Hegel par exemple? Anders Indset: «Il nous conseillerait sans doute de remettre en cause nos schémas de pensée. Prenons l’IA et la physique quantique. À côté de cette puissance de calcul de la machine, l’être humain peut-il encore se fier à son objectivité?» Et Karl Marx? Il sourit: «Bonne question. Il serait sans doute très surpris de constater cette fusion actuelle entre l’exploité et l’exploiteur. Le monde est devenu très complexe. Avec la digitalisation, le consommateur est aussi le produit. Quand vous surfez sur YouTube par exemple, l’algorithme vous propose des vidéos basées sur votre historique. Nous nous enfermons donc dans notre vision du monde. Nous sommes les prisonniers de nos manières de voir. Où est notre libre arbitre? Ces heures non-rémunérées que nous offrons aux GAFAM interrogeraient Karl Marx!»
Entre les zéros et les uns
Lui ne rejette pas les nouvelles technologies. Au contraire, il les embrasse et s’intéresse de près à la physique quantique, au blockchain et à l’intelligence artificielle. Il estime en revanche que l’être humain n’a pas encore trouvé sa place entre les zéros et les uns de la transformation digitale. Dans une chronique mensuelle qu’il rédige pour la Handelsblatt (le plus gros quotidien économique allemand), il imagine une nouvelle économie, Quantopia, où la croissance ne sera plus l’objectif ultime.
Une économie basée sur l’interdépendance plutôt que la concurrence, sur l’innovation collective plutôt que l’enrichissement personnel.
En 2018, avec son associé Robin Weninger, il fonde la société Gilt (Global Institut of Leadership and Technologies), une plateforme de formation qui crée des contenus sur mesure pour ses clients. Ils ont notamment lancé le premier cursus MBA en technologie de la blockchain. Il est un aussi un petit actionnaire de Terra Quantum, société basée en Suisse et fondée par Markus Pflitsch, active dans la technologie quantique et concurrente de Google et d’IBM. Anders Indset a également créé l’ONG Global Blockchain Initiative qui aide les jeunes de pays défavorisés à accéder à l’éducation grâce aux nouvelles technologies.
Il n’est pourtant pas un adepte du rêve américain. En termes de développement de l’humanité, il estime que l’Europe est en avance sur les États-Unis. Son analyse? «Les Américains sont encore très individualistes et rationnels. Grâce aux philosophes des Lumières, la civilisation européenne a trouvé une voie plus équilibrée, entre la confiance accordée à la science, la paix et la liberté. Historiquement, la civilisation européenne a appris de ses erreurs. Nous sommes des amateurs professionnels, et donc beaucoup plus ouverts aux idées des autres. Quand les Américains érigent des murs, nous construisons des ponts.»
Il parle aussi d’une société idéale, qu’il nomme Quantopia, où l’être humain aura trouvé sa place dans la révolution technologique. Il cite deux références sur ce sujet: David Chalmers (The Hard Problems Of Consciousness) et Brian C. Muraresku (The Immortality Key).
La crise du manager
Son regard sur l’entreprise et les RH est édifiant. Il note par exemple que «le nouveau manager est le projet». «Aujourd’hui, tout est mesuré à l’aune de la réussite du projet. Le projet décide des ressources à lui allouer et du timing à respecter. Et comme les tâches du manager sont désormais assurées par la machine (surveiller, contrôler et mesurer), il se retrouve en crise.» Anders Indset pense aussi que le leadership est aujourd’hui devenu l’affaire de tous. «Dans un monde complexe et dynamique, nous devons tous être des agents du changement, savoir communiquer et fédérer les autres.»
Quant à la fonction RH, il y a consacré plusieurs articles dans des revues spécialisées. Il propose par exemple de multiplier le R de «Ressources» par quatre: 1. Raisonnement: l’essence de la pensée. 2. Rhétorique: l’ethos, le pathos et le logos, ou comment introduire plus émotions dans les rapports sociaux. 3. Reconnaissance: reconnaître le potentiel dans chaque être humain. Et 4. Relations: il rêve d’une déclaration d’interdépendance de l’humanité. Et quel sera le rôle des RH dans le futur? «À mon avis, leur rôle sera de plus en plus fondamental. La fonction RH est très bien positionnée pour être l’acteur principal de ces changements technologiques et humains. Ils savent comment gérer cette complexité.»
Son avis sur la tendance actuelle des entreprises libérées? «Plus qu’un trend, c’est une tendance de fond. Ces modèles laissent plus une place aux émotions et à la créativité. Au lieu de considérer l’entreprise de manière verticale, avec un haut et un bas, je les conçois de manière horizontale, avec un avant et un après. En faisant attention à ce qui entre dans l’organisation, ce qui en ressortira de l’autre côté sera forcément de meilleure qualité.»
Le travail déstructuré
Mais la vie en entreprise a aussi une face sombre. Il explique: «Le travail hybride, la semaine de travail à 4 jours et le nomadisme sont en train de déstructurer l’organisation du travail. De nombreuses personnes vivent très mal ces changements. Elles se retrouvent seules, ne savent pas gérer leur temps, travaillent trop ou pas assez. Désorientées, elles partent en burn-out ou en dépression. C’est très préoccupant». Son remède?
«Nous avons besoin de structure et de discipline. Les interactions sociales sont indispensables. L’industrie de la machine à café est valorisée à mille milliards de dollars», sourit-il, en référence aux bonnes idées qui naissent de ces échanges informels autour d’un petit noir.
Il préconise aussi l’amitié. «Parler des choses qui nous préoccupent avec un ami est une manière de guérir. Le voyage vers l’intérieur proposé par la spiritualité mène vers une rencontre de l’autre», ajoute-t-il. Et la méditation de pleine conscience qui est de plus en plus en vogue en entreprise? «Oui, c’est une piste intéressante. Cela permet d’éviter de perdre les pédales dans un monde en accélération. C’est très utile d’entraîner sa faculté d’attention, vous serez plus présent et ouvert à ce qui est en train de se passer. Mais comme avec tout, il y a aussi des effets pervers. L’invitation au silence peut être vécue comme une tâche supplémentaire à biffer sur sa to do list. Une énième source de pression».
Du Nebraska à la Bavière
Né à Trondheim en Norvège, Anders Indset grandit avec sa petite sœur, sa mère enseignante et son père, ingénieur dans une entreprise de télécommunication. Après ses écoles, à 18 ans, il part dix-huit mois aux États-Unis, dans le Nebraska, dans le cadre d’un programme d’échange. De retour au pays, il décide de fonder sa première entreprise («Je me suis juré de ne jamais avoir un chef») et devient un «capitaliste hard core». Il installe son entreprise de communication en Bavière et la revend quelques années plus tard. Marié et père de deux filles (13 et 5 ans), il vit désormais de ses livres, de ses conférences et de ses participations. Ancien sportif (il fut handballeur semi-professionnel), il se ressource aujourd’hui grâce au fitness, à la course à pied et au piano. Il termine: «C’est un luxe d’avoir le temps et la liberté pour étudier et lire.»
Bio express
1978: Naissance à Trondheim en Norvège
1999: Lance sa 1ère entreprise de relations publiques en Bavière
2018: Fonde GILT (Global Institut of Leadership and Technologies)
2019: Publie son 1er livre "L'économie quantique"