Bienvenue dans l’ère de la mixité
L’émergence des valeurs féminines dans l’entreprise répond aux nouveaux défis de l’économie mondialisée et informatisée. L’égalité homme femme commence à entrer dans les mentalités. Des outils pour favoriser la mixité se mettent place.
La révolution est en marche. Lentement mais sûrement, les valeurs féminines sont en train d’obtenir leur juste reconnaissance dans les organisations publiques et privées de Suisse romande. La transformation est lente mais irréversible. Difficile de pointer avec précision l’origine de ce changement de paradigme.
Les courants féministes des années 1960, 1970, 1980? Le combat des suffragettes britanniques lancé en 1903? Ou plus près de nous, l’entrée en vigueur de la loi sur l’égalité homme femme le 1er janvier 1996? Peu importe son origine, le mouvement est bien là et il est en train de bouleverser la vie en organisation.
L’idée de ce papier revient d’ailleurs à une femme. La DRH du groupe Sicpa, Patricia Luthy, répondait dans nos colonnes à la question un poil machiste du DRH d’Edwards Lifescience Serge Panczuk sur la façon dont les femmes pratiquent les RH. Tout en douceur, elle lui a répondu qu’il n’y avait pas un style de conduite féminin mais qu’il fallait désormais raisonner en termes de valeurs «féminines» ou «masculines», en se référant à l’ouvrage de Mike Burke et Pierre Sarda sur l’émergence des valeurs féminines en entreprise (voir les références bibliographiques complètes ci-contre).
Nous sommes donc allés les lires. Selon ces deux auteurs, dont l’ouvrage est paru en 2007 déjà, le soudain intérêt porté aux valeurs féminines s’explique par plusieurs changements qui ont modifié notre économie. La mondialisation, la révolution informatique et le progressif passage d’une économie industrielle vers une économie de services expliqueraient cette émergence.
Contraints de fonctionner en réseau, avec moins de hiérarchies et plus de coopération, les dirigeants d’entreprises (il faut bien dire dirigeants, puisque la part de femmes en comité de direction reste encore très marginale) ont compris que les valeurs telles que la coopération, l’approche systémique de la prise de décision et la capacité d’accepter les nuances et l’ambiguïté sont des valeurs très utiles, dans un univers économique de plus en plus complexe et de plus en plus horizontal.
Rappelons ici que ces valeurs dites féminines peuvent très bien être mobilisées par des hommes. Elles sont simplement appelées «féminines» car elles sont traditionnellement associées aux femmes, censées les posséder. Et les valeurs dites masculines (la compétition, la rationalité et la pensée binaire par exemple) gardent leur utilité. Il faut dorénavant savoir passer de l’une à l’autre, selon les situations.
Plusieurs démarches sur la mixité se développent en Suisse romande
Bienvenue donc dans l’ère de la mixité. Le terme est tendance. La ville de Genève vient par exemple de nommer une responsable de la mixité, rattachée à la Direction des ressources humaines. A Lausanne, Françoise Piron, papesse de la cause des femmes en organisation, a publié fin 2011 un livre d’entretiens sur la mixité.
Les chercheuses et chercheurs académiques ont également senti le bon filon. La chaire de management public et de ressources humaines de l’IDHEAP, sous la direction du professeur Yves Emery, a lancé en septembre 2011 une enquête sur l’égalité des sexes et les rapports professionnels entre femmes et hommes dans le service public1.
Cette étude donnera naissance à un outil de diagnostic (voir ci-contre) et ambitionne de compléter le cadre formel de l’égalité hommes femmes en entreprise, qui, faut-il encore le rappeler, est fixé par la loi (LEg, du 24 mars 1995, RS 151.1). «Avec cette étude, nous souhaitons mettre le doigt sur les aspects plus «soft» de l’égalité, moins visibles et plus subjectifs mais néanmoins fondamentaux», explique le professeur Yves Emery.
En recourant à la méthode des focus group dans des grandes administrations publiques, l’équipe de recherche s’intéresse aux interactions dans la réalisation du travail, à l’organisation du temps de travail, aux conditions d’accès à la formation et au recrutement par exemple.
Parmi les premiers constats, il ressort que la mixité (il suffit d’une personne de sexe différent dans le groupe) est perçue comme ayant un effet régulateur sur la cohabitation et le fonctionnement d’un groupe. Les conflits diminuent, l’ambiance est plus saine. Mais la mixité n’est pas forcément synonyme d’égalité. Les résultats révèlent des discriminations envers les femmes encore fortes en Suisse romande.
«Au moment de discuter l’engagement d’une femme, on constate une focalisation sur son apparence», illustre Noémi Martin, collaboratrice scientifique à l’IDHEAP. «Les femmes participent autant que les hommes à la perpétuation de ces stéréotypes», poursuit la chercheuse.
«Nous avons par exemple entendu autant de femmes que d’hommes assurer qu’une relation de travail entre femmes génère plus de conflits. Alors que cette question est liée à la personnalité et non au genre.»
Les femmes ont tendance à s’autolimiter dans leur parcours
Les entretiens menés par l’équipe de recherche ont également montré que la difficulté qu’ont les femmes à gravir les échelons hiérarchiques est en partie liée à leur autolimitation. Aurore Kiss, collaboratrice scientifique de l’IDHEAP, précise: «Les femmes qui ont la possibilité d’accéder à un poste supérieur ont davantage besoin de prouver leurs capacités au groupe. Elles ont tendance à se demander si elles sont vraiment capables. Alors qu’un homme va y aller sans trop se poser de questions, même s’il ne dispose pas des qualifications.»
Ces premiers résultats confirment les thèses de Françoise Piron, qui a consacré plusieurs chapitres de son livre aux freins que les femmes s’imposent à elles-mêmes. Elle dit: «Nous sommes parfois trop perfectionnistes. Ou alors nous attachons peu d’importance au titre. A tel point que nous sommes capables de faire tout le travail sans forcément demander le statut et le salaire qui va avec.»
L’enquête de l’IDHEAP ambitionne de sensibiliser les hommes et les femmes aux effets de ces comportements et des stéréotypes qui les sous-tendent. Et Noémi Martin de conclure: «Changer les mentalités prend du temps. Cela passe par l’attention portée aux détails. Les personnes qui témoignent dans nos focus group espèrent vraiment contribuer à changer les choses.» Les résultats complets devraient être publiés courant 2013.
1 «Réformes du service public et Nouvelle Gestion Publique: Opportunité ou piège pour l’égalité des sexes?», projet soutenu financièrement par le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG).
Ressources
Mike Burke et Pierre Sarda: Emergence des valeurs féminines dans l’entreprise. Une révolution en marche, éd. de boeck, 2007, 170 pages
Françoise Piron: Le fruit de la mixité. Pour un meilleur équilibre H/F dans l’entreprise, livre + DVD, éd. Xenia, 2011, 102 pages
Les intervenant-e-s
Yves Emery dirige la chaire Management public et gestion des ressources humaines de l’IDHEAP. Lien: www.idheap.ch
Noemi Martin et Aurore Kiss sont collaboratrices scientifiques à la chaire Management public et gestion des ressources humaines de l’IDHEAP.
Françoise Piron dirige Pacte à Lausanne, une association qui promeut les femmes dans l’économie en proposant des formations et des services de consultations. Lien: www.pacte.ch