«C’est la vision derrière la collecte de données qui doit primer»
Comment préparer les données de l'entreprise pour tirer profit de l'IA dans les processus RH? Quels sont les risques éthiques et juridiques? Quel sera l'impact de l'IA sur le positionnement de la fonction RH? Regards croisés.
Les intervenants (de gauche à droite):
Yvan Cognasse est directeur chez Oracle depuis 1999. Il anime aussi un CAS en transformation digitale à la HEG Genève depuis 2017.
Justine Dima est professeure de GRH à la HEIG-VD, HES-SO et responsable du CAS «Digitalisation de la fonction RH».
Igaël Derrida est le DRH de la Fondation Saphir (établissements médico-sociaux) depuis 2021. Il donne aussi des cours à l’Ifage, à Cursus Formation, au CPI et à la FER Genève.
Sabrina Cohen Dumani dirige la Fondation Nomads à Genève depuis 2015. La fondation accompagne les organisations pour identifier les compétences de demain.
Photo: Pierre-Yves Massot
Pour utiliser de l’IA, il faut des données propres et fiables. Les entreprises suisses en semblent encore loin. Qu’en pensez-vous?
Sabrina Cohen Dumani: Avant d’avoir des données propres, plusieurs questions doivent être clarifiées. Comment l’IA va-t- elle transformer l’entreprise? Quels seront les nouveaux métiers? Quelles compétences faudra-t-il développer? Il me semble très important d’avoir cette compréhension des impacts de l’IA avant de se préoccuper des données. Cette réflexion doit démarrer au conseil d’administration. Il y a encore trop d’idées préconçues sur l’IA et ses applications concrètes.
Yvan Cognasse: Les entreprises suisses ont longtemps sous-estimé cette question des données. Au contraire des grandes entreprises américaines et chinoises qui sont construites autour de la collecte et de la monétisation des données. Aujourd’hui, les entreprises suisses ont pris conscience de l’enjeu. Elles ont compris aussi qu’elles ne doivent pas forcément avoir beaucoup de données pour en tirer des informations utiles.
Avez-vous un exemple d’application utile?
YC: Nous sommes tous exposés à une énorme quantité de données, à un niveau personnel et professionnel. Il s’agit donc de créer une culture de la donnée dans l’entreprise. Bien choisies, elles permettent par exemple de prendre de meilleures décisions dans des situations complexes.
Igaël Derrida: Cette culture de la donnée dépend des contextes organisationnels et IT. De nombreuses entreprises n’utilisent pas Office 365 et, pour des raisons de sécurité, elles n’ont pas toujours accès au cloud. Leurs données sont donc très souvent cloisonnées, département par département.
Justine Dima: Oui, il faut distinguer les grandes entreprises des plus petites, les secteurs d’activité, et faire preuve de bon sens. Collecter une grande quantité de données n’a pas de sens en soi. C’est la vision derrière la collecte de données qui doit primer. J’ajouterais que ces données ont aussi un impact environnemental. Les serveurs consomment énormément d’énergie et ces ressources ne sont pas illimitées.
Prenons une PME qui travaille encore avec des fichiers Excel et des documents Word, par quel bout commencer pour avoir des données fiables?
SBD: À mon avis, vouloir commencer par structurer les données est une approche obsolète. Aujourd’hui, les nouvelles générations d’IA changent complètement la façon d’aborder la question. Certaines IA vont structurer ces données à votre place.
Quelle serait donc la première chose à faire?
SCD: Je commencerais par un assessment approfondi des compétences de l’organisation. Je réorganiserais ensuite l’entreprise en fonction de ces compétences, sur le modèle d’une «skills based organisation». On peut ensuite mener une réflexion sur la manière d’allouer ces compétences selon les priorités stratégiques. Et l’IA viendra s’intégrer dans cette stratégie globale.
YC: Pendant très longtemps, les organisations étaient centrées autour des process. Elles définissaient par exemple des process RH et allaient ensuite récolter les données pour porter ces processus. Aujourd’hui, avec les nouvelles générations d’IA, l’approche n’est plus centrée sur les processus, mais sur les données. Dans cette perspective, les données servent à prendre de meilleures décisions. Elles sont là pour créer de la valeur, pour objectiver des décisions.
Cette structuration des données en amont n’est donc plus nécessaire?
YC: Ce n’est pas si simple. Les organisations sont encore très souvent organisées en silos. Et elles n’ont pas toujours la même définition des choses. Comment définir un employé par exemple? Les RH auront une vision très contractuelle. Un chef de projet aura une définition liée aux compétences. Dans la vente, on parlera plutôt de chiffre d’affaires. Il y a donc bien un travail de structuration à faire. Les différents acteurs de l’entreprise doivent s’entendre sur des objets relativement simples. Qu’est-ce qu’un employé? Qu’est-ce qu’un service? Qu’est-ce qu’un client? L’IA n’est pas une baguette magique qui résout tous vos problèmes.
ID: Les nouvelles générations d’IA permettent aux petites entreprises de rivaliser avec les grandes. Avec très peu de moyens, vous pouvez réorganiser un workflow en automatisant certaines étapes. Vous n’avez pas forcément besoin d’un outil ultra complexe pour le faire. Vous pouvez créer un petit Bot qui va rédiger vos certificats de travail ou certaines correspondances avec les candidats par exemple. Nous avons tous la capacité d’utiliser l’IA au quotidien.
YC: Oui. L’IA est aussi un outil d’amélioration de la productivité. Les processus RH ne changent pas forcément, mais ils vont plus vite et de manière automatisée. Cela dit, la démarche doit être structurée au niveau du comité de direction afin d’éviter le «shadow AI».
C’est-à-dire?
YC: Tester des pratiques sans faire attention à des sujets de sécurité ou aux enjeux éthiques liés aux données sensibles que vous êtes en train de manipuler. Il faut donc combiner une démarche locale d’expérimentation avec une démarche top-down, qui va imposer des bonnes pratiques. Cela évite aussi la tyrannie des «quick wins», quand vous enchaînez les prototypes à gauche à droite, sans jamais les intégrer pleinement.
JD: D’où l’importance d’avoir une vision qui porte cette transformation. Aujourd’hui, tout le monde parle d’IA. Les employés y ont facilement accès et ont envie de tester. Mais c’est la vision qui va déterminer les priorités. Chaque organisation est différente. Ce n’est pas parce qu’un concurrent a choisi une direction que vous devez aller dans le même sens. Il faut commencer par clarifier vos finalités. L’IA est un moyen et non un but en soi.
SBD: Du coup, cela va challenger la culture d’entreprise. L’IA n’est pas seulement un outil, c’est une lame de fond. Je suis d’accord avec tout ce qui a été dit, la stratégie doit être bottom-up et top-down.
YC: Il y a aussi une culture de la donnée à mettre en place. Les données sont un actif de l’entreprise, tout comme les finances, les usines ou le parc de machines. Ces données doivent aussi être représentées au comité de direction par un Chief AI Officer ou un Chief Data Officer. Une personne responsable de la collecte des données et de leur valorisation.
ID: À la Fondation Saphir, nous avons commencé par sensibiliser la direction à ces enjeux. Nous avons mis en place quelques directives sur l’utilisation de l’IA et des réseaux sociaux par exemple.
Il n’y a donc pas forcément besoin d’avoir un SIRH (système d’information RH) pour utiliser de l’IA?
YC: Pas au début, mais vous allez rapidement être confrontés à un plafond de verre digital. Si vous souhaitez vraiment tirer profit de l’IA, il faut pouvoir faire des liens entre les process administratifs, la rémunération, la gestion de la performance ou le référentiel de compétences. L’IA n’est pas seulement un assistant digital qui accélère et qui automatise certaines tâches, elle permet aussi de prendre des décisions stratégiques. L’avantage du SIRH, c’est qu’il vous donne ce référentiel commun. Toutes les données collaborateurs sont centralisées, avec des définitions communes. Cela permettra de démultiplier la valeur à extraire de vos données.
JD: La difficulté est d’avoir un système intégré. Très souvent, les entreprises utilisent un patchwork de solutions qui ont été mises ensemble au fil des années.
SBD: Il faut rappeler que la majorité de nos entreprises sont des PME de moins de 10 personnes. La fonction RH est assurée par le patron, qui gère ses données avec des documents Word et Excel. Aujourd’hui, l’IA est capable d’aller chercher ces données. Mais cela exige de savoir ce que vous voulez en faire et quelles sont les données pertinentes pour cet objectif. Cela pose ensuite plusieurs questions juridiques et éthiques. Ai-je le droit d’utiliser ces données? Avec quelle IA? Les données RH sont extrêmement sensibles et ne devraient pas atterrir n’importe où...
Selon Stéphane Roder, il y aura à l’avenir quelques gros fournisseurs d’IA (ChatGPT, Mistral, CoPilot par exemple) et pour le reste, les entreprises devront développer leurs propres IA. D’accord avec cette vision?
YC: Oui, cette vision est assez juste. Il n’y aura probablement pas d’intelligence artificielle générale, capable de répondre à tout. Chez Oracle, nous constatons plutôt l’apparition de LLM (Large Language Models) spécialisés dans leur domaine.
À chaque sujet, un LLM de niche donc...
YC: Oui. Rien que dans le domaine RH, il n’y aura pas une seule IA capable de résoudre tous les problèmes. Les sujets sont trop nombreux: rémunération, gestion des compétences, identification des tendances ou développement de plans de formation personnalisés par exemple. Il y aura donc plusieurs solutions sur le marché selon les tâches à réaliser. Et ce sera possible d’affiner une solution spécifique en la configurant avec votre règlement RH, vos données RH et vos objectifs stratégiques.
ID: Absolument. Les grands fournisseurs sont Mistral, Claude, Gemini, Cohere ou Lama par exemple. Il faut les voir comme des socles, performants pour certaines tâches ou certaines compilations de données. Ce sera ensuite à chaque entreprise de configurer ces LLM selon ses besoins.
YC: Chez Oracle, nous essayons de limiter au maximum la disruption provoquée par l’arrivée de ces nouveaux outils IA. Nous allons plutôt essayer d’intégrer de l’IA dans un écosystème digital existant pour améliorer l’expérience et la charge administrative.
Concernant la protection des données, faudrait-il plutôt choisir des offres basées en Suisse? Quels seraient vos conseils?
JD: D’avancer avec prudence! Les données RH sont très sensibles. Malheureusement, on s’en rend souvent compte seulement après avoir commis une erreur.
ID: Une autre option est d’internaliser une IA du marché. Certaines entreprises utilisent ChatGPT de manière cloisonnée à l’interne par exemple. Mais il faut un bon serveur et une bonne carte graphique pour que ça tourne correctement.
YC: La sécurité des données pose aussi la question d’un service via le cloud, où vous restez propriétaire de vos données, mais bénéficiez d’un niveau de sécurité parfois bien meilleur que si vos données sont stockées dans un serveur sous votre bureau...
Et comment s’assurer qu’un fournisseur d’IA n’utilise pas vos données pour entraîner son modèle?
YC: C’est un vrai risque. On a déjà vu des cas dans le domaine pharmaceutique où une entreprise utilisait l’IA pour vérifier les bienfaits de certaines molécules. Et l’IA a fourni ces informations à un concurrent qui posait les mêmes questions...
Comment éviter ce risque?
YC: Chez Oracle, nous utilisons une version de Cohere que nous avons entraîné avec nos propres données. Nous sommes dans le métier des ERP depuis 45 ans donc nous avons beaucoup d’expérience dans ce domaine. Nous aidons ensuite nos clients à créer leurs propres outils IA mais sans jamais utiliser leurs données pour entraîner notre modèle.
Quels sont les autres enjeux de sécurité liés à l’IA?
YC: La responsabilité et l’explicabilité.
Qu’entendez-vous par responsabilité?
YC: Est-ce que l’IA recommande ou est-ce que l’IA décide? Si elle ne fait que recommander une action, l’être humain reste responsable de la décision.
Et l’explicabilité?
YC: C’est important de comprendre comment l’IA est arrivée à ses conclusions. Quelles données a-t-elle utilisées? Quelles sont ses sources? Quel a été son raisonnement? Cela permet de garder un regard critique sur les recommandations fournies par l’IA.
ID: Les données RH posent aussi des questions éthiques. Il existe par exemple des IA capables de prédire l’épuisement professionnel des collaborateurs en analysant les e-mails ou les expressions faciales. Or on peut très bien imaginer que ces informations peuvent être utilisées contre eux… Une sorte de Minority Report de l’organisation.
Parlons maintenant des applications concrètes de l’IA dans l’administration du personnel?
YC: L’IA est de plus en plus utilisée comme un assistant digital. Le chabot va, quasiment en temps réel, répondre à des questions sur les vacances, les notes de frais ou des précisions liées au règlement du personnel.
JD: Oui, toutes les questions administratives relativement simples peuvent être traitées par de l’IA. Ces tâches très répétitives ne passionnent d’ailleurs pas les managers RH, donc cela va leur permettre de se concentrer sur des questions plus complexes centrées sur la dimension humaine de la vie au travail.
SCD: Cette automatisation de certaines tâches implique une réflexion en amont sur le repositionnement de la fonction RH et le changement organisationnel et culturel que cela implique. Mais il faut aussi avoir les moyens d’accompagner cette transformation correctement.
JD: L’IA devrait permettre à la fonction RH d’être plus stratégique. Il y a là une opportunité à saisir.
Comment l’IA va-t-elle impacter le recrutement?
ID: Plus besoin d’être un geek aujourd’hui pour faire du sourcing. ChatGPT améliore considérablement les recherches sur Google X-Ray par exemple. Vous n’avez même plus besoin d’avoir un compte payant sur LinkedIn. L’IA va aller chercher elle-même les profils sur ces plateformes.
L’IA améliore aussi l’expérience candidat...
YC: Oui. Certains candidats préfèrent poser des questions à un chatbot par rapport au travail en remote ou aux horaires décalés plutôt que d’en parler avec un recruteur.
ID: À l’avenir, l’intelligence artificielle va s’occuper de ce premier entretien en clarifiant ces aspects administratifs. L’IA donnera aussi des indications au recruteur sur les questions posées par le candidat et certains termes utilisés. Cela permettra au recruteur de faire un premier tri et de choisir les candidats qu’il ou elle souhaite rencontrer.
SCD: Cela dit, une chose que l’IA ne fera jamais c’est le réseautage. N’oublions pas que pour la majorité des entreprises, ce rapport de confiance est très important. Je dis souvent que la Suisse est le Japon de l’Europe. Nous avons besoin de développer une relation de confiance et cela passe par le réseau.
Parlons de la rémunération qui est un processus très complexe. Pensez-vous que l’IA sera en mesure de produire des fiches de paie?
ID: Je ne le pense pas.
JD: Elle permettra en revanche à l’organisation de se positionner sur le marché de manière concurrentielle. C’est très difficile pour un être humain d’analyser toutes les données du marché. L’IA a donc une vraie valeur ajoutée en termes de benchmark des salaires.
Donc pas forcément pour créer des fiches de paie?
JD: Créer une fiche de paie n’est pas la tâche la plus difficile ou le plus stratégique en termes de rémunération.
YC: Je vois deux sujets autour de la rémunération. Le premier est la capacité de l’IA à détecter des erreurs. Elle permet d’automatiser certaines routines. Le deuxième sujet est la rémunération à la performance. L’IA permet de faire des liens entre les données RH, les données de vente et les feedbacks des clients par exemple. Si on considère tous ces paramètres, le volume de données devient important. L’IA permet donc d’objectiver les parts variables.
SDC: Bien utilisée, l’IA permet aussi de faire de la prospective et d’imaginer le futur de l’organisation. Nous avons pris l’habitude de regarder le passé pour essayer de comprendre le futur. Ce passé est composé d’une énorme quantité de données et l’IA nous aidera à décrypter ces données pour créer des scénarios afin de planifier le futur.