Construire des ponts entre Genève et Zurich: laboratoire de l’interculturalité
Le management des équipes mixtes, suisses alémaniques et suisses romandes, est un excellent laboratoire pour analyser la diversité culturelle. Très proches géographiquement, les deux régions fonctionnent cependant avec d’autres repères et sur d’autres rythmes. Les styles de management sont également différents. Quelques cas d’école.
Photomontage: RFArt
C'est arrivé près de chez vous. Un groupe industriel installé sur l'Arc lémanique confie la réalisation d'un projet d'envergure à une équipe mixte, composée de suisses alémaniques et de suisses romands. «On a eu beaucoup de problèmes de communication et plusieurs blocages importants. Finalement, il a fallu intervenir pour relancer la machine», confie le responsable RH qui préfère garder l'anonymat. Ce témoignage laisse entendre que la gestion de la diversité, même au niveau local, peut être une vraie source de dysfonctionnements. «C'est facile de s'ouvrir à des cultures lointaines, comme le Japon ou l'Inde. L'éloignement réduit fortement le sentiment de menace. En Suisse en revanche, la Romandie est minoritaire et se sent rapidement en infériorité. En plus, nous n'avons pas la même langue. C'est une différence importante», explique Tania Ogay, professeure associée en Anthropologie de l'éducation et de la formation à l'Université de Fribourg. Elle a notamment publié son doctorat sur les échanges d'apprentis et de gymnasiens entre la Suisse romande et la Suisse alémanique*. «Les rapports des Romands avec la Suisse alémanique sont ambivalents. A certains moments, on se sent différents, parfois très différents. A d'autres moments on voit plutôt ce qui nous rassemble. Chaque communauté a tendance à interagir en vase clos. Les réseaux et les médias liés à une aire linguistique favorisent la création d'une culture propre, qui produit des habitudes différentes, ainsi que le sentiment d'une identité différente», poursuit-elle.
«Ces différences font parfois sourire, mais elles sont très agréables»
Même constat au CSEM de Neuchâtel (le Centre suisse d'électronique et de microtechnique emploie 400 collaborateurs dont 35 nationalités), où la gestion des équipes multiculturelles est une réalité quotidienne. «Nous avons récemment inauguré quatre nouveaux sites en Suisse alémanique et les différences culturelles sont perceptibles», note la DRH Anne Marie Van Rampey. Avant de citer un exemple vécu: «Nous avons ouvert récemment une antenne à Alpnach (canton d'Obwald). Là-bas, toutes les entreprises ferment à midi tapante et recommencent à 13h30. La première fois, je me suis fait surprendre et me suis retrouvée enfermée au bureau. Cette ponctualité peut faire sourire, mais c'est très agréable de travailler dans ce contexte. Quand quelqu'un vous promet un courriel pour le lendemain à midi, vous allez effectivement le recevoir».
Au niveau du management, les différences de culture sont également bien présentes. Olivier Gross, coach en entreprise et parfait bilingue, a longtemps œuvré au sein de La Poste Suisse et dans plusieurs grandes sociétés actives au niveau national. Son constat: «Les alémaniques sont très vite convaincus par des mesures d'accompagnement et de développement. Ils participent volontiers à des échanges d'expériences entre cadres et sont friands de coachings et d'outils pour développer leur leadership. Un manager suisse romand s'en sert aussi. Mais avec d'avantage de recul. Ils misent sur un développent naturel, plus intuitif. Les Romands ont besoin de de temps avant d'être convaincu par ces méthodes. Mais une fois acquis, ils ont tendance à s'investir plus dans la durée». Concernant le style de management, Olivier Gross relève que le cadre romand a une tendance à avoir un style de conduite directif. Le suisse alémanique préfère le participatif et mise sur le développement de ses équipes.
Si les différences existent, le risque est de les graver dans le marbre. «Certains de mes apprentis mentionnaient des différences culturelles, relevant par exemple que les Alémaniques étaient beaucoup plus concernés par le tri des déchets, mais s'empressaient aussi tôt de préciser qu'ils se sentaient Suisses avant tout, et que rien ne les différenciait vraiment des Alémaniques. Cette remarque illustre bien la crainte que le fait de relever une différence culturelle conduise à stigmatiser l'autre», analyse Tania Ogay. «La difficulté à penser la différence culturelle est liée à la peur de la rendre réelle. Alors que justement, la communication est fondée sur cette différence. Cette peur de la différence se traduit par une crainte des stéréotypes, du jugement et du racisme. Mais les écoles, les médias et la culture d'une région crééent et recréent continuellement des différences», détaille Tania Ogay.
Pour faciliter la compréhension mutuelle des équipes, le CSEM organise des séminaires pour son management. «Nous évitons de faire des cours axés sur la culture suisse alémanique ou romande. Le but de ces formations n'est pas d'agrandir le fossé. Au contraire, il s'agit d'accepter les différences et de les comprendre», note Anne Marie Van Rampey. Tania Ogay abonde: «Faire un séminaire sur la culture alémanique est déconseillé. C'est le risque du culturalisme qui va figer les choses. Il faut au contraire apprendre à accepter les autres manières de travailler. Et admettre que ces pratiques sont légitimes», poursuit Tania Ogay.
Créer des espaces neutres où les collaborateurs peuvent échanger
La chercheuse conseille de créer des espaces neutres, où les collaborateurs peuvent expliciter ce qui les dérange, sans pour autant se sentir menacés. «Si on ne pratique pas ces échanges, les deux cultures se distancient. C'est le même problème dans les organisations, sans communication, les équipes perdent le contact et commencent à se regarder en chiens de faïence. Les dégâts se font assez rapidement. Mais il est possible de renouer le dialogue. On va ensuite mieux comprendre les modes de fonctionnement. Le pire est de ne plus se parler. Comme dans un couple. En cas de conflit, l'intervention d'un médiateur est fortement conseillée. La discussion permet d'envisager la raison de l'autre. Au contraire, l'agressivité et l'énervement rendent bête».
Il faut également tenir compte de l'aspect majorité/minorité dans les équipes. Cela permet de comprendre la rancœur (liée à un sentiment d'infériorité). «Si une minorité se sent bien représentée, elle adhérera mieux au projet», assure Tania Ogay. «L'emplacement des centres décisionnels, souvent basés en Suisse alémanique dans le cas de sociétés nationales, joue également un rôle important», assure Olivier Gross. Un programme de développement de cadres sera souvent initié avec les équipes suisses alémaniques, qui sont par définition plus nombreuses. La mesure et les outils seront ensuite traduits et proposés aux Romands avec un temps de retard. Ce qui explique aussi parfois le décalage perceptible entre romands et alémaniques. A cela il faut ajouter le contexte culturel dont sont issus ces outils. «La Suisse romande est plus influencée par les méthodes anglosaxonnes et francophones alors que les outils qui marchent le mieux en Suisse alémanique sont souvent issus de Suisse allemande ou d'Allemagne», note Olivier Gross. Il poursuit: «On observe sur le terrain que les suisses allemands les utilisent de manière plus systématique, tant au niveau du développement personnel qu'au niveau du développement des équipes.
Parmi les indices révélateurs d'un malaise, l'humour est souvent très parlant. Les petites plaisanteries soidisant rigolotes peuvent faire beaucoup de mal. Le classique: «Les Romands sont sympathiques, pas très fiables et pas très travailleurs», fonctionne uniquement grâce aux stéréotypes. Et c'est kifkif en sens inverse. Tania Ogay: «Définir l'autre en restant dans les généralités n'a aucun sens. C'est uniquement quand on parvient à cerner l'individu dans toute sa complexité, c'est-à-dire avec la culture dont il est porteur mais aussi avec son histoire singulière, que la vraie compréhension peut commencer. Cela prend du temps».
* Tania Ogay: De la compétence à la dynamique interculturelle, éd. Peter Lang, Berne, 2000
Les intervenants
Tania Ogay est professeure associée en Anthropologie de l'éducation et de la formation. Contact: tania.ogay@unifr.ch
Les intervenants
Anne Marie Van Rampey est la directrice des ressources humaines du centre CSEM de Neuchâtel.
Les intervenants
Olivier Gross, psychologue FSP, est coach et formateur en entreprise. Contact: www.cfc-grosso.ch