"L'interculturalité commence enfin à préoccuper les gestionnaires RH"
Docteure en psychologie clinique, professeure en GRH à la HEC de Genève et professeure associée en comportement organisationnel à l’INSEAD près de Paris, Susan Schneider est une spécialiste du «management interculturel». Ou comment gérer les différences culturelles pour un fonctionnement optimal de l’entreprise. Interview.
Photo: Olivier Vogelsang/disvoir.net
Source de richesse et de créativité, mais aussi parfois de tension et d'incompréhension, le multiculturalisme réclame un management approprié. Souvent parent pauvre des RH, le management interculturel suscite depuis quelques années un intérêt accru, car les contacts internationaux font de plus en plus partie du quotidien des entreprises. Auteure avec Jean-Louis Barsoux d'un livre didactique sur le management interculturel*, Susan Schneider qui enseigne cette discipline depuis 25 ans, décrypte les écueils et bienfaits des mosaïques culturelles qui composent les entreprises globalisées.
Professeur Schneider, qu'est-ce que le «management interculturel»?
Susan Schneider: C'est une des composantes d'un bon management. Sans nier qu'il existe des comportements analogues au-delà des frontières, je pense que la culture joue un rôle en matière d'efficacité non seulement dans les entreprises et les métiers mais aussi au niveau des pays, tous amenés à fonctionner dans une économie globalisée. La culture exerce une force capable d'entraver ou de favoriser les affaires. Il faut donc faire la lumière sur ses influences et en anticiper les conséquences. Nous devons donc analyser comment notre propre culture affecte notre comportement, et aussi comprendre la perception et la réaction des autres. De manière à identifier les stéréotypes et à les dépasser. In fine, nous pouvons donc chercher comment exploiter les différences culturelles pour dégager un avantage concurrentiel. Vous aurez donc compris que le management interculturel conteste la formule "les affaires sont les affaires", formule qui sous-entend qu'un management prétendument efficace serait, à l'instar de la science, hermétique aux effets de la culture.
Quels sont ces mythes persistants sur l'interculturalité?
J'en vois deux. Le mythe du village mondial: le monde devient de plus en plus petit. Les transports sont de plus en plus rapides et les moyens de télécommunication permettent de parler, de voir et d'entendre quelqu'un à l'autre bout de la planète. Pourtant, même si certains comportements - vestimentaires, alimentaires, etc - ont été adoptés par des millions de personnes, l'uniformisation n'est pas totale. Chacun garde sa culture propre. On n'assiste donc pas à l'acceptation d'une attitude commune, mais à la composition d'un patchwork culturel où les gens d'horizons différents vivent ensemble mais en gardant leur spécificité. Le deuxième mythe qui a la vie dure concerne le management qui serait universel. Beaucoup de dirigeants croient à la convergence des styles de direction. Pour eux, les règles de gestion ont une valeur universelle.
Justement, vous intervenez régulièrement en entreprise. Quelles sont vos solutions?
Je suis professeure. J'apporte donc mon expérience en offrant des pistes de compréhension. Les solutions sont à trouver à l'interne. Mais pour certaines personnes, le simple fait d'aborder le sujet de
l'interculturalité en entreprise est complètement nouveau. Beaucoup de gens pensent que l'entreprise doit gommer toutes les différences et que les objectifs n'en seront que plus clairs. En abordant le sujet, ils découvrent que ce n'est pourtant pas aussi simple que cela.
Pourquoi la question de l'interculturalité est-elle difficile à aborder?
Si vous lisez les enquêtes sur les priorités des DRH, l'interculturalité est très souvent en bas de la liste de leurs préoccupations. Est-ce de la naïveté de ne pas voir que l'avenir des entreprises, notamment dans certains secteurs où la pénurie de main-d'œuvre est importante, passe inévitablement par la multiculturalité des collaborateurs? Assurément. Mais les temps changent, les mentalités évoluent.
Quels sont les avantages d'une équipe multiculturelle?
Des recherches ont démontré que la multiculturalité amène une augmentation de la créativité. Des points de vue différents ne sont pas un frein comme on pourrait le croire, même si cela engendre plus de conflits, ou de débats d'idées, car toutes les personnes ne sont pas sorties du même moule. Ces confrontations de styles, d'idées, me semblent bonnes pour l'innovation et la compétitivité. Une entreprise qui reste figée dans la même gestion pendant des années parce que ne valorisant pas les idées, les stratégies qui peuvent surgir, ne peut pas être compétitive très longtemps.
Et a contrario, quels sont les obstacles?
La richesse de cette diversité complique parfois la dynamique du groupe car elle peut engendrer des conflits interpersonnels et des problèmes de communication. Le risque de frustration et d'insatisfaction est donc plus grand. D'où des démissions plus fréquentes. Pourquoi? Parce que malgré les avantages que procure la multiculturalité d'une équipe, le bon travail collectif ne se fait pas tout seul. Les collaborateurs doivent gérer activement les tâches et processus afin de ne pas perdre du temps et des ressources ou manquer des occasions. Fonctionner en équipe peut être un frein ou au contraire un moteur de productivité. Prenons l'exemple suivant. Un joint-venture formé par trois entreprises d'importance: américaine, allemande et japonaise pour le développement d'une puce informatique. Les techniciens de l'entreprise allemande étaient choqués de voir leurs collègues japonais fermer les yeux lors de réunions, comme s'ils dormaient. Une pratique courante des dirigeants japonais lorsqu'ils sont surmenés, et si la conversation ne les concerne pas. Pour leur part, habitués à travailler en groupe, les Japonais ont mal vécu le fait d'être installés dans des bureaux individuels exigus et de devoir parler exclusivement en anglais. Quant aux collaborateurs américains, ils se sont plaints de la manie de la prévision des Allemands et du manque de décision apparent des Japonais qui aiment sans cesse revenir sur les idées pour les peaufiner. Le secret d'une bonne équipe est donc facile à deviner: il s'agit de définir un but commun, puis de fixer des objectifs de performances et de combiner les compétences respectives adéquates (techniques, de résolution de problèmes, etc.), d'élaborer les stratégies de tâches et de donner un feedback sur la performance des équipes.
Prenons un exemple concret. Quelle est pour vous l'entreprise qui a réussi une bonne gestion de la multiculturalité ?
Je pense que Nestlé est un bon exemple d'une société qui travaille sur le management multiculturel. Dans chaque pays où elle est implantée, l'entreprise s'adapte à son environnement. D'autres le font aussi, on est d'accord. Mais elles n'ont pas la taille de Nestlé. Avec tout ce que cela implique comme mise en œuvre d'un bon management. Pour voir si une entreprise a une gestion multiculturelle cohérente, on peut regarder qui compose le board de direction. Combien de nationalités y sont représentées. Dans les entreprises considérées comme globales, on retrouve beaucoup de Suisses allemands, de Scandinaves, et d'Anglo-saxons ou de Français. Est-ce qu'avec ce type de représentation managériale, une entreprise est vraiment globale? C'est un peu toute la contradiction de certaines sociétés: globalisées et très diversifiées dans la provenance culturelle et professionnelle des collaborateurs mais très conservatrice au niveau de la culture de ses dirigeants. Mais ça évolue. Prenez une entreprise comme UBS, il y a quelques années de cela, la direction était très monochrome. Il fallait être Suisse et colonel à l'armée pour pouvoir intégrer la direction. Ce n'est plus le cas.
On entend beaucoup parler de l'«intelligence culturelle»...
Oui, c'est un terme qui s'impose petit à petit. Il existe beaucoup de différentes définitions. Pour moi, l'intelligence culturelle, c'est la compétence, la capacité à interagir avec des cultures différentes. Avoir de l'intérêt pour l'autre, une attirance et une curiosité pour l'autre. Il y a également un aspect comportemental: comment s'adapter à un nouvel environnement. Mais c'est aussi la volonté de l'entreprise: définir la stratégie pour que les collaborateurs de tous horizons et de toutes cultures se sentent impliqués. Pas seulement au niveau du bien-être mais aussi pour la compétitivité de l'entreprise.
Quels sont les enjeux à venir du management interculturel?
L'enjeu pour moi, c'est vraiment de développer l'organisationnel, de comprendre l'importance d'une stratégie de management multiculturel. On peut profiter des connaissances qui existent dans les différents pays. Des savoirs qui peuvent permettre d'améliorer ce que l'on fait chez nous mais peut-être pas correctement ailleurs. Ce transfert de connaissances est en train de se développer. Ce n'est plus le siège qui sait tout, et les filiales qui exécutent, mais une prise de conscience de la valeur ajoutée que peuvent amener les filiales à l'autre bout du monde. Et comment chez nous on va profiter des multiples cultures présentes pour améliorer le fonctionnement et du coup l'efficacité de l'entreprise. Beaucoup d'entreprises pensent qu'il suffit de créer une culture d'entreprise forte pour le bien-être de tous à coups de formations ou séminaires. Résultat, on crée des clones. Il faut profiter des différences, ne pas homogénéiser les gens. Utiliser les différences pour avoir un avantage compétitif.
*Susan C. Schneider et JeanLouis Barsoux: Pearson, Managing across cultures, éd. Education limited, 2003, également disponible en français.