Dans une économie qui s'accélère, l'apprenance supplante la formation
L'accélération des changements et la révolution numérique bouleversant notre rapport à la connaissance. Ce rapport à la formation est de plus en plus individuel et lié aux situations de travail. L'entreprise et la société deviennent apprenantes. Analyse.
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Si la quantité de savoirs techniques doublait tous les sept ans en 2007, en 2030 elle doublera tous les 72 jours! La cadence du changement imposé par les technologies est en train de dépasser notre capacité à former les individus aux nouvelles compétences. Aujourd’hui, c’est toute notre relation à la connaissance qui est en train de changer. Nous apprenons à nous méfier de ce que nous savons (nos diplômes deviennent obsolètes plus rapidement) et nous devons apprendre à douter de ce que nous apprenons (est-ce la bonne information?). Voici quelques clés pour avancer sereinement dans ce nouvel environnement.
Compétences du futur
Selon Nina Bech-Andersen, co-auteure d’un livre sur les 12 compétences qui nous serviront dans le futur (1), la disruption causée par l’IA change notre façon de travailler. «Pour survivre, il faudra savoir évoluer dans un environnement qui change, avoir de la résilience et maîtriser son travail. Le facteur humain sera déterminant: la collaboration, la confiance et la sécurité psychologique afin de rester créatif et proactif dans un monde qui change», explique-t-elle au téléphone depuis Copenhague.
Esprit critique et relations humaines
La pensée critique et la connaissance de soi seront clés également, dit-elle. «Nous sommes constamment bombardés d’informations. Ces deux compétences nous permettront de nous positionner et de rester ouvert.» Elle inclut encore la communication: «Nous sous-estimons son importance. Si vous ne communiquez pas clairement vos attentes, l’autre ne pourra pas vous comprendre. La communication exige aussi de construire des bonnes relations, de se mettre à la place de l’autre.»
Du vertical vers l’horizontal
Si ces compétences seront nécessaires pour survivre dans le monde de demain, nous vivons actuellement un changement plus profond de notre relation à la formation. Philippe Carré, Professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris-Nanterre et directeur de publication de la revue Savoirs, pose le cadre dans un excellent livre (2): «Nous passons d’une culture verticale, transmissive, basée sur la reproduction des coutumes, des façons de faire, des identités et le respect de l’ordre des choses, vers une culture plus horizontale, de réseaux, de communication multiple et instantanée, d’identités plurielles dans un mouvement d’accélération universelle.»
Déferlante des compétences
Philippe Carré situe ce changement au début des années 1980 avec le mouvement de «déstagification» et la diversification des modalités d’apprentissage. Dès la décennie 1990, c’est la déferlante des compétences (ces apprentissages en situation) puis la révolution digitale qui introduisent des nouveaux formats. La formation traditionnelle est de plus en plus critiquée. En 2013, selon un sondage IFOP en France, 76% des sondés estiment que l’argent consacré à la formation l’était de manière inefficace. Popularisé par Peter Senge au milieu des années 1990, le concept de l’entreprise apprenante est en train de revenir au goût du jour.
Renversement de perspective
Mais le passage de la formation à l’apprenance implique un changement culturel. Comme l’écrit Philippe Carré de manière provocante: «Au sens strict, l’on n’apprend jamais rien à personne.» Aujourd’hui, les recherches en psychologie cognitive et en pédagogie montrent que c’est avant tout l’individu qui apprend. Selon la définition de Philippe Carré, «l’apprenance est une attitude caractérisée par un ensemble durable de dispositions favorables à l’acte d’apprendre dans toutes les situations: formelles ou informelles, de façon expérientielle ou didactique, autodirigée ou non, intentionnelle ou fortuite.»
Trois évolutions
Nous passons donc de la formation par autrui à l’apprentissage par soi-même. Mais tout comme la sécurité psychologique, l’apprenance ne se décrète pas. Elle est le fruit de plusieurs évolutions actuelles de la formation en entreprise:
- Le rapprochement entre la formation et le travail (toujours partir des situations professionnelles).
- Une vision hybride de la pédagogie intégrant la digitalisation des programmes.
- Le rôle majeur de la motivation et la place primordiale accordée à l’investissement personnel dans l’apprentissage.
Learning Company
Dans un livre dédié à la Learning Company (3), Sandra Enlart, aussi chercheuse en sciences de l’éducation à l’Université de Paris-Nanterre, reprend les idées de Chris Argyris et Donald Schön sur l’apprentissage en double boucle. Qu’avons-nous fait de bien et de moins bien? Et pourquoi répétons-nous toujours les mêmes erreurs? C’est le collectif qui devra répondre à ces questions à l’avenir. Sandra Enlart montre aussi qu’une formation réussie part toujours de l’activité et doit permettre à l’individu de se projeter dans son futur professionnel.
Le sujet apprenant
Dans une entreprise apprenante, la responsabilité du développement des compétences repose de plus en plus sur l’individu. Il ou elle doit se construire et recomposer sans cesse son identité professionnelle. Cette recherche ne s’arrête pas à la fin de la formation de base, mais aura tendance à se poursuivre tout au long d’une vie. Aujourd’hui, dans un monde qui change en permanence, c’est le Life Long Learning qui devient réalité.
Le contexte social
Mais nous ne sommes pas tous égaux devant la formation. Philippe Carré montre qu’il y a plusieurs facteurs endogènes à l’individu qui conditionnent son rapport à la formation. Le contexte social joue un rôle par exemple. Plus vous avez des diplômes, plus vous allez vous former. Plus vous arrivez en fin de carrière, moins vous allez vous former. Autres indicateurs: 66% des cadres accèdent à la formation, 25% des artisans, 30% des agriculteurs et 35% des ouvriers. Les salariés qui ne se forment jamais sont les moins qualifiés et les moins diplômés. Notre rapport à la formation est aussi influencé par notre expérience de la scolarité obligatoire et par notre capacité d’attention dans un monde bruyant.
Pédagogie et formats
Si le rôle de l’individu est important, le contexte dans lequel il évolue joue un rôle clé. Pour reprendre une formule de Philippe Carré, la pédagogie d’une formation est «une rencontre plus ou moins réussie» entre un sujet et son contexte. La dimension relationnelle avec les autres apprenants et avec la figure du formateur est aussi importante. Selon la recherche, voici quelques formats qui donnent des résultats: le travail collaboratif en petit groupe; le tutorat entre pairs; la présentation claire des objectifs d’apprentissage et la pratique régulière du feedback.
La dimension collective
L’apprenance est un chemin qui se fait de plus en plus en équipe. Que pouvons-nous apprendre des uns et des autres? Ici, il faut citer les réseaux apprenants, les cercles d’études, le coaching, les simulations, la formation-action, la formation en situation de travail, le codéveloppement, les bar camps, les hackathons, les world cafés, les fab labs et les learning labs.
Sous la pointe de l’iceberg
Avec la révolution numérique, les opportunités de formation informelles se multiplient (versus le formel qui serait un séminaire avec un formateur). Ces ressources seraient même la partie cachée de l’iceberg. Dans ces formats semi-formels, on retrouve Google et ChatGPT, mais aussi les Moocs, les tutoriels sur YouTube et les podcasts notamment. Au niveau de la société, on parle désormais d’apprentissage par le divertissement. Les chercheurs ont montré par exemple que certaines séries sur les plateformes de streaming ont permis d’éduquer certaines populations sur des enjeux de société (violences faites aux femmes, prévention du Sida, alcoolisme ou contrôle de la planification des naissances).
Accompagner et faciliter
La figure du formateur en entreprise change elle-aussi. Il ou elle devient un facilitateur qui indique à l’apprenant·e les bonnes ressources pédagogiques. Ce coach-pédagogue sera aussi l’expert des feedbacks et des debriefings, des moments essentiels pour l’apprentissage organisationnel. Pour Philippe Carré, la facilitation est l’art de l’invitation et un catalyseur de l’apprenance.
(1) Peter Scheele et Nina Bech-Andersen, 12 universal skills, éd. Headway Skills, 2022, 233 pages.
(2) Philippe Carré, Pourquoi et comment les adults apprennent, éd. Dunod, 2020, 297 pages.
(3) Sandra Enlart, De la formation à la Learning Company, éd. Eyrolles, 2018, 190 pages.