De la formation à l'apprenance

«Il y a un lien fort entre l'apprenance et les cultures sociocratiques»

Quelles sont les compétences à acquérir pour affronter les défis professionnels du futur? Quels sont les ingrédients d'une formation en entreprise efficace? Comment créer une culture de l'apprenance? Trois experts partagent leurs savoirs.

Quel sera l’enjeu principal de la formation d’entreprise en 2025?

Tessa Dent: La transformation vers le numérique et vers plus de durabilité. Ces deux transformations se jouent en parallèle. Et les deux vont nécessiter une attention importante en termes de formation. L’enjeu sera de ne pas en négliger une.

Julien Rosselet: Tout à fait d’accord. Les aspects de communication interpersonnelle, de collaboration et de management deviennent aussi de plus en plus importants. La résilience personnelle également: être capable de faire face aux aléas de la vie en organisation. Et puis, dans le monde du 21e siècle, avec les IA qui débarquent, les algorithmes et les réseaux à dopamine, il faudra apprendre à rester concentré, à mener un travail d’analyse, à prendre des décisions et à faire le tri entre l’info et l’infox. Ces compétences deviennent de plus en plus importantes.

Patrick Favre: Je rejoins ces constats. À un niveau pédagogique, je pense que le grand défi de la formation en entreprise en 2025 sera l’efficience. Nous aurons moins de temps, moins de budget et plus d’attentes. L’autre enjeu sera de dépasser une approche de la formation individuelle pour aller vers des approches collectives.

Cette efficience – faire plus avec moins –passera donc par plus de collectif?

PF: Exactement. Je suis persuadé que nous sortons d’un système par l’offre catalogue, dans lequel les individus venaient faire des formations en fonction de leurs intérêts, à des formations collectives, dans lesquelles les équipes seront parties prenantes pour s’assurer que derrière, il y ait une vraie plus-value dans le transfert.

JR: Je fais le même constat. D’une offre identique pour tous, nous allons vers un modèle plus flexible, plus individualisé mais qui peut se pratiquer en collectif. Il n’y aura plus un modèle à appliquer à toute l’entreprise. Il faudra aussi parfois aller chercher les compétences spécifiques sur le marché.

Selon Google, la collaboration homme-IA va concerner deux tiers des travailleurs·euses suisses à l’horizon 2035. Comment préparer les équipes à cette transformation? 

TD: L’IA, l’automatisation et la robotisation sont déjà une réalité. Comment s’y préparer? D’abord en posant un cadre. Cette première étape est souvent oubliée, car on se précipite sur les besoins immédiats. Alors qu’il faudrait d’abord établir une vision des besoins futurs, réfléchir aux questions éthiques et aux enjeux de protection des données. Ensuite, il s’agit de collaborer avec les différentes fonctions pour comprendre leurs besoins en termes de formation. L’accompagnement au changement sera aussi fondamental dans cette transformation.

Est-ce que l’IA préoccupe aussi les transports publics neuchâtelois?

JR: Oui, l’IA va aussi transformer le monde des transports publics, car nous générons des quantités gigantesques de données. Nos véhicules sont devenus des ordinateurs sur roues... Concernant l’interaction homme+IA, nous devons nous focaliser sur ce qui nous distingue des machines. Nos compétences en termes d’interaction et de communication à différents niveaux: conceptuel, technique et émotionnel. Mais aussi tout ce qui concerne la collaboration, la prise de décision et l’analyse de problèmes complexes par exemple.

L’arrivée de l’IA préoccupe aussi l’État de Vaud?

PF: Oui, c’est un gros sujet et la première étape sera de déconstruire nos représentations sur l’IA. Aujourd’hui, il y a beaucoup d’a priori et de mythes à propos de ces technologies. Il faut ensuite démontrer les plus-values de l’humain et accompagner ces changements. Une dimension essentielle sera de renforcer notre esprit critique. Les outils sont là. Comment les utiliser au mieux? Le CEP proposera dès 2025 un cours sur l’esprit critique à l’ère de l’intelligence artificielle.

TD: Ce regard critique touche aussi à la question des biais humains et aux biais des algorithmes. Il faut apprendre à les repérer et à en tenir compte lors de la prise de décision.

Que pensez-vous de cette formule de Philippe Carré: «Au sens strict, on n’apprend jamais rien à personne»?

JR: Tout à fait d’accord. Du point de vue du psychologue que je suis, c’est certain qu’on n’apprend jamais rien à personne. La personne apprend toute seule. On peut éventuellement lui donner un coup de main et l’accompagner. En psychologie, nous parlons de décristallisation des schémas cognitifs. C’est le moment où l’individu se rend compte que ses pratiques et ses connaissances ne répondent plus à la situation à laquelle il fait face. C’est là qu’il ou elle commence à apprendre.

PF: Je ne peux qu’adhérer. On ne peut jamais se mettre à la place de l’autre. On peut l’accompagner et c’est le rôle du formateur. Philippe Carré dit aussi qu’on ne peut jamais apprendre sans l’autre. L’apprentissage est toujours un rapport avec l’autre, présent ou pas, qui nous bouscule dans nos représentations.

TD: Absolument. Le/la formateur·trice peut enseigner, accompagner, coacher, faciliter mais il/elle ne peut pas apprendre à quelqu’un...

JR: C’est d’ailleurs tout l’enjeu en entreprise. Comment susciter cette étincelle chez la personne pour qu’elle ait envie d’apprendre.

Quels seraient vos ingrédients d’une formation réussie en entreprise?

PF: Au lieu d’ingrédients, je parlerais plutôt du concept d’apprenance. La formation aujourd’hui, ce n’est plus un dispositif dans lequel l’individu s’inscrit, dans un cadre de formation explicite, identifié avec des objectifs. L’apprenance, ce sont des opportunités d’apprentissage multiples, individuelles et collectives. L’enjeu serait donc plutôt de créer un environnement de travail qui génère des opportunités d’apprentissage formelles et informelles, sociales ou en auto-formation. Un environnement capacitant où l’individu (ou l’équipe) peut, au moment où apparaît le besoin, aller vers la formation.

JR: Effectivement, la formation au sens «aller à un séminaire» n’est plus qu’un ingrédient parmi d’autres. Comme dit plus haut, la première étape consiste à susciter la compréhension des besoins. Cela passe par du feedback par exemple. Il y a ensuite mille manières d’apprendre. Enfant, nous apprenons en regardant l’autre faire. En entreprise, prendre des collaborateurs sur le terrain, leur montrer comment réaliser certaines tâches, est déjà super puissant.

TD: Un autre ingrédient fondamental est d’expliquer le pourquoi. Personne ne va jamais apprendre quoi que ce soit s’il ne comprend pas pourquoi il doit l’apprendre. L’individu doit pouvoir se projeter, identifier ce qu’il ou elle va en tirer. Une formation doit aussi arriver au bon moment. Cette individualisation des parcours me semble fondamentale aujourd’hui.

JR: Un autre aspect qui me semble important est de permettre aux individus de mettre en pratique les compétences apprises. Revenir d’une formation sans pouvoir passer à l’action est le meilleur moyen de tout perdre. Il faut donc prévoir des occasions de pratiquer, de s’améliorer et de recevoir du feedback.

PF: Je vois trois logiques qui entrent en tension. La logique des besoins individuels, où la capacité à se projeter dans l’avenir est essentielle. Celle des besoins collectifs, souvent celle d’une équipe, où l’enjeu se joue autour de la facilitation et d’ateliers participatifs. Et enfin la logique d’une culture organisationnelle (liée aux attentes institutionnelles), qui devient de plus en plus importante.

Et ces trois logiques entrent en tension?

PF: Oui, ces trois niveaux ont des besoins différents et ce n’est pas toujours évident de comprendre le sens derrière tout ça. Au niveau managérial, on exige du courage. Au niveau individuel, de la résilience. Au niveau organisationnel, de la sécurité psychologique et le droit à l’erreur. Les enjeux sont parfois contradictoires. La création du sens et du pourquoi, l’intérêt à long terme, sont parfois difficiles à saisir pour les individus.

JR: Oui, il y a sans doute des fausses croyances sur ces projections à long terme. C’est quasiment impossible de savoir où nous serons dans cinq ans! Plusieurs théories en gestion de carrière montrent que le hasard joue un rôle important dans la réussite professionnelle. Être au bon endroit au bon moment... Quand on observe une carrière professionnelle, c’est souvent ainsi que cela se passe. Il faut donc peut-être sortir du plan de carrière à 30 ans et adopter une attitude basée sur les compétences à acquérir aujourd’hui et qui ouvriront peut-être des portes dans 3 mois, dans 3 ans ou dans 30 ans...

C’est une définition de la culture de l’apprenance?

JR: En quelque sorte, oui. C’est la différence entre l’orientation professionnelle et l’apprenance.

TD: Je constate parfois une tension entre cette culture de l’apprenance, qui encourage les individus à prendre en main leur développement, d’un côté, et de l’autre, des cultures d’entreprise fortes, avec des résidus de contrôle et de hiérarchie. Ces cultures-là sont des freins à la culture de l’apprenance.

JR: Tout à fait, ce sont des injonctions contradictoires. D’un côté, les dirigeants accordent beaucoup d’autonomie et de responsabilité aux équipes et de l’autre, ils restent dans des cultures top-down et hiérarchiques, avec des interférences régulières dans la dynamique collective.

Comment vous définiriez une culture de l’apprenance?

TD: Une culture qui accorde beaucoup d’autonomie et de responsabilité aux individus dans la construction de leur parcours et de leur développement.

PF: J’irais même plus loin. Une culture qui promeut l’émergence, la capitalisation et la diffusion des savoirs, que ce soit au niveau de l’individu, au niveau des équipes ou au niveau de l’organisation.

Ces cultures de l’apprenance exigent donc des modes de gouvernance plus horizontale?

PF: La théorie de l’apprenance se structure dans les années 1990 avec Peter Senge. Elle s’est ensuite essoufflée dans les années 2000 et revient aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’elle va de pair, à mes yeux, avec l’émergence des modèles sociocratiques et des outils technologiques. À mon avis, il y a un lien fort entre l’apprenance et les cultures sociocratiques.

JR: Oui, ces modèles d’organisation reposent la question de la responsabilité d’apprendre. Dans l’ancien monde, l’individu attendait que son employeur lui indique quelles compétences il devait apprendre pour faire son travail. Aujourd’hui, le curseur se déplace davantage vers la personne qui devient, de fait, acteur de ses compétences et de son employabilité. Le rôle de l’entreprise, dans ce cadre-là, est de mettre en place les condi- tions, les moyens et les encouragements pour permettre ce développement individuel.

Quel serait le bon mix entre e-learning et formations en présentiel?

PF: Il n’y a pas de bon modèle a priori. Le choix de la modalité dépend de votre intention pédagogique. Les enseignements à distance en e-learning vont très bien pour des modalités d’information ou des connaissances simples, tandis que le présentiel est indiqué pour les connaissances complexes et l’entraînement des savoir-faire. C’est en fonction du contenu que vous allez définir les modalités de l’hybridation de votre parcours.

Comment ce mix entre e-learning et présentiel se déploie- t-il aux transports publics neuchâtelois?

JR: La particularité de notre secteur d’activité est que le personnel est sur les lignes, donc ils se voient assez peu. Chez nous, ces moments de formation sont aussi des moments qui permettent de créer du lien. Et comme l’a très bien dit Patrick Favre, le support va dépendre de l’objectif visé.

Quelles sont les compétences que vous avez apprises en formation durant votre carrière professionnelle qui vous sont les plus utiles ?

JR: Je retiens deux compétences apprises durant mon parcours. La première est le concept COUAC un acronyme pour «Cibler un Objectif Unique et Absolu de Communication» que j’ai appris durant une formation sur les communications scientifiques quand j’étais assistant à l’Université de Lausanne. Cela fait plus de 15 ans et je m’en rappelle encore.

Expliquez-nous brièvement ce concept COUAC?

JR: Quand vous souhaitez communiquer quelque chose, quel que soit le contexte ou le sujet, il faut avoir un objectif unique et absolu dans votre communication. Le reste n’est que fioriture.

Et la deuxième compétence?

JR: Les outils du lean management. J’utilise régulièrement ces outils quand je mets en place des processus administratifs par exemple.

TD: Pour ma part, c’est une formation sur l’accompagnement au changement. Pas forcément d’un point de vue de la méthodologie, mais de toujours réfléchir en termes d’accompagnement au changement. Dans chaque situation, petite ou grande, demandez-vous ce qui est en train de se passer. Où sont les résistances? D’où viennent-elles? Que faut-il en faire? Y a-t-il là-derrière un besoin de communication, de formation ou de reconnaissance? C’est devenu un réflexe aujourd’hui.

PF: De mon côté, c’est l’analyse systémique. La pensée systémique est une aptitude cognitive incontournable de toute formation. L’autre compétence apprise durant ma carrière sont les techniques de facilitation. Elles me sont très utiles et m’aident à créer du collectif.

Comment définissez-vous une compétence transversale et quelles seraient les compétences transversales les plus utiles pour le futur du travail?

TD: Comme vient de le dire Patrick Favre, la pensée systémique me semble incontournable dans le futur. C’est fondamental d’avoir cette vue globale. Ensuite, les compétences qui permettent la collaboration. Savoir écouter les autres, comprendre quels sont les impacts d’une décision sur les uns et les autres. Il y a aussi toutes les compétences émotionnelles: la connaissance de soi, la gestion de soi, la connaissance de l’autre, la gestion des relations et la pensée critique notamment.

JR: Permettez-moi d’être un peu plus terre à terre. Dans la pratique, une compétence transversale est celle qui traverse les domaines, à l’inverse d’une compétence technique qui est souvent spécifique à un métier. En plus de celles déjà citées, j’ajouterais la gestion de son travail, savoir prioriser. On pourrait aussi rajouter les compétences managériales, car conduire une équipe c’est plus ou moins la même chose dans tous les domaines. 

Quelles seraient ces compétences managériales?

JR: La conduite d’un entretien managérial pour faire un point d’une situation, donner un feedback ou poser le cadre. J’y inclus aussi les techniques d’assertivité, c’est-à-dire d’expliquer quelque chose clairement. Il y a aussi les aspects d’organisation du travail, de planification et de gestion de projet. Concevoir un processus de travail aussi. Ce n’est pas si simple, mais qu’est-ce que c’est utile! Enfin la prise de décision et la maîtrise de différents styles de management, être capable de passer de l’un à l’autre.

PF: Une compétence transversale, c’est un fil qui traverse les compétences métier et qui permet de créer du lien, de créer de la pensée et de créer de l’imagination. La collaboration, la communication et toutes les compétences évoquées plus haut portent les compétences métiers et permettent de créer du collectif.

TD: Si j’ose en rajouter, une dernière ce serait la connaissance des enjeux de la durabilité pour son entreprise. Demain, chacun devra connaître les 17 objectifs de développement durable des Nations Unies et comprendre comment elles peuvent être appliquées dans son entreprise et dans son rôle.

Les intervenants

Patrick Favre est le directeur du Centre d’éducation permanente (CEP) pour l’administration publique et parapublique vaudoise (20 collaborateurs·trices + 150 formateurs·trices) depuis 2021.

Julien Rosselet est directeur RH aux transports publics neuchâtelois (600 collaborateurs·trices) depuis mai 2022.

Tessa Dent est la co-fondatrice d’Adagio Consulting à Etoy (canton de Vaud). Elle accompagne les entreprises dans les domaines de la durabilité, le leadership, la culture d’entreprise, l’accompagnement du changement et la formation.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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