Espaces de sécurité

«Donner un avis critique devrait être une pratique courante»

Amy Edmondson, professeur à la Harvard Business School et chercheuse prolifique, est la référence mondiale de la sécurité psychologique. Dans cette interview exclusive, elle décrit le climat à instaurer pour que la parole critique circule librement en organisation.

Vous venez de terminer au 1er rang du classement Thinkers50 2021... Quels avantages et inconvénients viennent avec ce prix?

Amy Edmondson: Je ressens tout d’abord un immense sentiment de reconnaissance pour toutes ces années de travail. Cette distinction récompense aussi la sécurité psychologique. Que ce prix arrive en 2021 n’est pas un hasard. La pandémie, l’instabilité raciale qui règne aux États-Unis et l’incertitude du monde des affaire exigent une réaction. Je ressens un certain ras-le-bol face au sentiment de résignation. Je crois que l’heure est venue de reconnaître la valeur de cette sécurité psychologique en entreprise et dans nos sociétés. Ce prix est un signal positif. J’en suis très honorée.

Et les désavantages?

Peut-être un sentiment d’injustice et d’arbitraire. Des dizaines de milliers de personnes travaillent dans le management, dans le monde académique et sur le terrain comme coach ou consultant. Ce sont eux qui font le vrai travail. Je ne suis pas une praticienne, j’observe ce qu’il se passe depuis la bande, c’est tout. Je trouve donc un peu embarrassant d’être celle qui reçoit toute la reconnaissance. Mais à part ça, je ne crois pas qu’il y ait de réels dommages collatéraux avec un tel prix (sourire). Les lauréats précédents, Michael Porter ou Clayton Christensen, n’en ont pas souffert particulièrement...

Votre premier article sur la sécurité psychologique date de 1999. Comment expliquez-vous cette attente de 20 ans avant d’être reconnue par les milieux du management?

Bonne question (sourire). Il y a sans doute plusieurs explications. Quand j’ai publié ce premier article en 1999, je n’ai pas entrepris grand’chose pour alerter le milieu des affaires. Les managers ne lisent pas le Administrative Science Quaterly, c’est une revue de chercheurs. Mon premier article destiné aux managers (The Competitive Imperative of Learning) a été publié en 2008, dans la Harvard Business Review. À cette époque, mes recherches étaient centrées sur le milieu hospitalier. Durant les années 2000, le Patients Safety Movement s’est progressivement imposé dans les débats du secteur de la santé américain. Ce mouvement s’intéressait à la sécurité psychologique des équipes, mais à part eux, personne ne s’y intéressait. J’ai aussi orienté mes recherches sur d’autres sujets: les équipes performantes et le travail collectif dans des contextes complexes par exemple.

Quelle réception vos travaux ont-ils eu dans la communauté académique?

Certains collègues de la Harvard Business School étaient mitigés. Ils trouvaient que mes résultats étaient intéressants, mais ne considéraient pas la sécurité psychologique comme une grande idée. Cela ne m’a pas dérangé. Tout a changé en 2016, à la suite d’un article du New York Times qui analysait les résultats du projet Aristote chez Google. Ce projet datait de 2012 et démontrait que l’ingrédient le plus important d’une équipe performante était la sécurité psychologique. Depuis la parution de cet article en 2016, j’ai été envahie de demandes et de propositions de collaboration. C’est aussi à ce moment-là que j’ai rencontré votre compatriote Willi (Willi Studer, lire son article ici, ndlr).

Dans votre livre The Fearless Organization, vous montrez l’importance de parler ouvertement et le plus tôt possible des problèmes potentiels d’un produit ou d’un service. Vous citez l’exemple de Pixar qui est extrêmement critique tout au long du processus de production d’un film. Est-ce dire que la majorité des produits/services qui sont mis sur le marché sont de qualité médiocre?

(Rires) Probablement, oui. Cela dit, je n’ai pas de données significatives pour vous répondre de manière définitive. Mais si vous prenez l’industrie du cinéma, qui a littéralement explosé en termes de contenus depuis l’arrivée des services de streaming, la plupart des productions sont plutôt moyennes en termes de qualité.

Comment l’expliquez-vous?

Historiquement, l’industrie du cinéma – comme l’industrie pharmaceutique d’ailleurs – est un hit business (peu de succès pour beaucoup de R&D, ndlr). La plupart des productions cinématographiques sont d’un niveau médiocre. Seul un très petit nombre sont d’excellente qualité. Ces rares succès sont vus par tout le monde, adoubés par la critique et génèrent d’énormes revenus. Ce qui est unique avec Pixar c’est qu’ils n’ont produit que des succès. Cela montre à quel point créer un film de qualité est difficile. Il faut être brutalement honnête tout au long du processus créatif.

Le processus est-il le même pour les produits de consommation?

Oui, je crois. La plupart des start-ups échouent. Dans l’industrie pharmaceutique, seuls 10% des médicaments dans le pipeline trouvent leur marché. La pharma a mis en place un processus de tri drastique, avec plusieurs phases d’essais cliniques. En revanche, cette industrie a encore de la difficulté à abandonner les idées qui ne trouvent pas leur marché. C’est un phénomène classique en organisation. Tout le monde sait que le projet ne fonctionne pas mais personne n’ose le dire. Plusieurs mois peuvent s’écouler avant que quelqu’un n’ose tirer la prise. Cela représente une énorme perte de temps et d’énergie.

Vous écrivez aussi qu’il faut parler ouvertement des difficultés au lieu de critiquer un collègue par derrière. Mais comment donner un feedback critique sans blesser l’autre?

C’est une question d’intention et d’humilité. Donner un feedback critique devrait être une pratique courante. Personne n’est parfait et les choses ne se déroulent jamais comme on les souhaiterait. Mais l’intention doit réellement être celle de quelqu’un qui veut aider, et non une question d’ego ou une volonté de rabaisser l’autre. Vous devez être humble et accepter de ne pas tout savoir. Vous avez vu un problème, vous souhaitez en parler et vous avez besoin des autres pour trouver la solution. Notre point de vue est limité par définition. Nous ne voyons pas la réalité, nous voyons notre réalité, qui est filtrée par notre expérience, notre éducation et nos biais. Personne n’aime la critique. Mais la plupart d’entre nous seraient heureux d’en recevoir si elle était bien amenée.

Vos trois étapes vers la sécurité psychologique sont le cadrage, le questionnement et l’action. Le cadrage semble être le plus difficile?

Le cadrage (framing en anglais) est le plus difficile à comprendre, mais c’est le plus facile à mettre en œuvre. Il s’agit de planifier le processus, de choisir les bons mots pour démarrer une séance et de poser la problématique. Comment onboarder un nouvel employé? Comment vais-je interagir avec les autres pour souligner l’importance de notre mission? Fondamentalement, il s’agit d’accepter le défi qui est devant nous. C’est plutôt agréable à faire, car cela souligne l’importance de notre activité.

Ensuite vient le questionnement...

Oui, cette deuxième étape est beaucoup plus concrète. Formuler les bonnes questions n’est pas toujours facile, mais nous sommes là dans l’opérationnel et la réalité des choses.

Et enfin l’action...

La troisième séquence est la plus difficile, car il va falloir reconnaître ce qui va émerger et agir en conséquence. Nous avons tous des réactions spontanées à certaines situations. Il faut être capable de les filtrer. Réagir implique d’être reconnaissant des remarques/critiques qui ont été formulées et de regarder vers l’avant. Une réaction trop spontanée serait de se sentir attaqué, de devenir émotionnel et de chercher des coupables. Il faut se forcer à rester calme, à respirer profondément, à questionner nos réactions initiales afin de choisir une réponse plus appropriée.

Que doit-il se passer pour que la sécurité psychologique ne devienne pas une énième mode managériale?

La sécurité psychologique n’est pas un objectif en soi, c’est un moyen d’atteindre un meilleur service, un meilleur produit, plus d’innovation ou de sécurité au travail par exemple. Si vous maintenez les projecteurs sur l’objectif, vous accepterez plus facilement les critiques formulées par le groupe. Dans un monde complexe et ambigu, ce sont parfois les idées les plus inattendues qui sont les plus intéressantes. Peu importe la méthode, les entreprises doivent trouver le moyen d’inclure dans leurs processus tout le talent et toute la diversité de leur organisation.

Comment rassurez-vous les dirigeants qui craignent ouvrir la boîte de Pandore en permettant à chacun de donner son avis critique?

Je leur dis que la sécurité psychologique ne suffit pas. Elle permet de créer un climat d’apprentissage sain dans l’organisation, mais vous aurez aussi besoin de discipline et de processus. Il faudra prendre des décisions, accepter les erreurs et tenir les délais.

Comment prendre des décisions si tout le monde donne son avis?

En tant que manager, vous cherchez le consentement, pas le consensus. Avant de prendre une décision, vous allez écouter l’avis de tout le monde. Mais vous vous réservez le droit de décider. Vous acceptez les désaccords, vous reconnaissez l’avis des autres, mais c’est vous qui tranchez. Donner son consentement ne veut pas dire que vous êtes d’accord avec cette manière de faire. Mais vous acceptez que l’autre tente sa chance. Le consensus est beaucoup plus difficile à atteindre, voire parfois impossible.

Y a-t-il un lien entre le développement personnel du manager et sa capacité à implémenter la sécurité psychologique?

Sans aucun doute. Pour introduire de la sécurité psychologique, vous avez besoin de beaucoup d’humilité, de curiosité et d’empathie. Ces qualités viennent avec la sagesse, le développement personnel et la conscience de soi. Le voyage personnel fait partie intégrante de cette culture apprenante.

Que conseilleriez-vous à un manager RH qui est persuadé que son organisation manque de sécurité psychologique?

Commencez par offrir de la formation en leadership aux managers. La sécurité psychologique est surtout l’affaire des managers de proximité. Peu importe l’activité, production, R&D, vente, ce sont les managers de proximité qui influencent le climat de travail. C’est donc vers eux que doivent aller vos budgets de formation en priorité. Dans un deuxième temps, proposez des outils et des ressources pour maintenir leurs compétences à jour. Essayez enfin de rester disponible, ces cadres de proximité ont peut-être besoin de votre aide, de coaching, de soutien. Prévoir un réseau de coachs internes est un levier très puissant par exemple.

Une fois que la sécurité psychologique est établie, quelle sera la prochaine étape?

Mettre en place un dispositif de mesure. La sécurité psychologique s’évalue relativement facilement, notamment par le taux d’engagement ou par la qualité du leadership. C’est bien connu, les collaborateurs quittent un manager, pas une organisation.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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