Espaces de sécurité

La diversité des points de vue émerge dans un cadre sécurisé

La complexité de notre économie impose d'avancer par tâtonnements et sans peur de commettre des erreurs. Dans ce contexte, créer des espaces de sécurité psychologique devient un enjeu RH central. Analyse.

Entre l’étincelle initiale et le produit fini, le chemin est souvent long et tumultueux. Obstacles, retournements de situation et déconvenues sont monnaie courante dans l’univers sans pitié de l’économie du XXIe siècle. Dans l’industrie pharmaceutique, seuls 10% des molécules testées en laboratoire finissent sur le marché des médicaments. Selon l’Office fédéral de la statistique (OFS), moins de 50% des entreprises créées en Suisse en 2013 étaient encore actives cinq ans plus tard. Et cette volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté (VUCA) augmentent au fil des ans.

Dans ce contexte, «nous sommes obligés de tâtonner, d’essayer et de faire des erreurs», écrit Amy Edmondson, professeure de management à la Harvard Business School dans un livre publié en 2019. Elle poursuit: «En réalité, aucun projet n’est génial dès le début. Il faut passer par ces étapes de remises en question.»

L’épidémie du silence

Dans cet environnement d’essais et d’erreurs, se taire devient une vraie épidémie. C’est pourtant cette culture du silence qui règne dans la plupart de nos organisations. Rares sont les collaborateurs qui osent mettre le doigt là où ça fait mal. Les risques sont trop élevés: une mauvaise évaluation de fin d’année, pas d’augmentation salariale, voire même un licenciement. «Critiquer, montrer du doigt ou exprimer son incompréhension peut également paraître comme de l’incompétence, de l’ignorance ou de se mêler de ce qui nous regarde pas», note Amy Edmondson.

Dans un livre publié en 2021, Edgar et Peter Schein, respectivement professeur et consultant américains, spécialistes de la psychologie comportementale, conseillent d’adopter une posture ouverte, vulnérable et à l’écoute, si vous voulez créer du lien et comprendre les enjeux de ce monde complexe et volatil.

Certitude vs clarté

Edgar et Peter Schein distinguent la certitude de la clarté. «Chacun aura ses certitudes, sa vision et son explication des changements en cours. Par contre, avoir de la clarté, c’est être capable de comprendre le contexte, les différentes manières de voir et comment chaque vision va compléter ou est interdépendante des autres», écrivent-ils.

Les travaux d’Amy Edmondson sur la sécurité psychologique sont au cœur de cet enjeu. Le fait qu’elle ait été nommée au premier rang du classement #Thinkers 50 2021 n’est sans doute pas un hasard. Après des recherches dans le milieu hospitalier américain et un premier article sur le sujet publié en 1999, Amy Edmondson obtient une notoriété mondiale à la suite d’une enquête du New York Times publiée en 2016 sur le projet Aristote chez Google. Le journaliste énumère les ingrédients d’une équipe performante chez le géant de Mountain View et place la sécurité psychologique tout en haut de sa liste.

Confiance dans l’équipe

Pour Amy Edmondson, se sentir en sécurité en entreprise revient à avoir confiance en ses pairs, savoir qu’ils vont vous donner le bénéfice du doute. Plutôt que de se taire, vous oserez exprimer vos peurs, vos objections ou vos critiques. Sans craindre de répercussions. Pour elle, la sécurité psychologique est la qualité d’une équipe, d’un groupe, d’un système et non d’un individu.

La sécurité psychologique est donc un travail au long cours, un processus qui ne s’arrêtera jamais. Cette culture implique d’accepter les défaites et les revers au début des projets. Pour les managers, elle implique d’accepter de ne pas tout savoir et d’être à l’écoute des autres. C’est aussi une culture où l’erreur est permise, à condition d’en parler et de ne plus la répéter. C’est une culture d’entreprise apprenante.

Poser un cadre

Créer des espaces de sécurité exige tout d’abord l’implication de la direction générale. Sans ce soutien affiché et sans condition de la DG, impossible d’avancer. Amy Edmondson conseille ensuite de poser un cadre. Quel est l’objectif supérieur que nous essayons d’atteindre? Si nous sollicitons vos feedbacks, c’est pour accéder à une vision commune, qui est aussi la raison d’être de l’organisation. La direction doit donc clairement communiquer ses attentes et expliquer dans le détail comment elle a l’intention de gérer les erreurs et les critiques qui émergeront.

Dans un deuxième temps, il faudra impliquer les collaborateurs. Il existe plusieurs outils et méthodes pour faire circuler la parole dans un groupe (World Café, Working Out Loud > voir aussi l’ouvrage de Laure Le Douarec: Guide pratique de l’intelligence collective). En substance, il s’agit pour le manager de poser des questions, d’admettre qu’il ou elle n’a pas toutes les réponses et de soigner la qualité de son écoute.

S’ouvrir à l’autre

L’ouvrage d’Edgard et Peter Schein est également centré sur cette posture d’écoute et de questionnement humbles (Humble Enquiry). «C’est l’art de poser des questions et de vous ouvrir peu à peu à l’autre en même temps que l’autre s’ouvre à vous», expliquent-ils. La clarté émergera quand vous serez réellement capable d’échanger et de comprendre le point de vue de l’autre. Et plus la confiance augmentera, plus grande sera votre capacité à vous livrer.

Cette posture humble exige de l’agilité personnelle et de l’intelligence de situations. Edgard et Peter Schein montrent que c’est surtout comment vous demandez les choses qui va primer. Comment vous réagissez, comment vous répondez et vous vous ouvrez à votre tour... Cette attitude va vous pousser à élargir la discussion sur des sujets que vous ne connaissez peut-être pas. Il ne s’agit pas non plus de poser un tas de questions et de vous disperser. Mais plutôt d’accepter d’aller où ces questions nous mènent, dans des champs inconnus, et de résister à la tentation de ramener la conversation à ce que nous maîtrisons.

Feuille de route

Enfin, dans un troisième temps, il faudra réagir à ce qui a été dit. Pour Amy Edmondson, c’est la séquence la plus difficile (lire aussi son interview ici). Il s’agit tout d’abord de reconnaître la richesse des contributions et de dire merci. Puis de proposer une feuille de route, d’offrir de l’aide, de discuter des étapes suivantes.

Amy Edmondson livre également une série de trucs et astuces pour avancer. Il faudra par exemple être conscient de vos biais et prendre un temps d’arrêt avant de vous exprimer. Une conversation apprenante est comme une danse: plus nous questionnons, plus nous devons écouter. Plus nous écoutons, plus nous allons nous révéler à l’autre. L’autre fera de même. Il ou elle vous écoutera et se révélera progressivement à vous. Avec le temps, la diversité et la richesse des points de vue émergeront.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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