La fonction RH vue d'en bas

«En prenant une posture de partenaire stratégique, les RH se sont éloignés du terrain»

Comment expliquer la mauvaise perception de la fonction RH par les employés sur le terrain? Quatre observateurs de cette fonction RH vue d'en bas partagent leurs analyses.

La perception des RH par les collaborateurs·trices est contrastée. Comment analysez-vous cette situation? 

Anne-Sophie Marchal: À mon avis, cette perception dépend du positionnement des RH dans l’entreprise. Si elle tient un rôle uniquement administratif et financier, elle sera perçue comme froide et distante, avec des objectifs d’efficience et de productivité. Au contraire, si la fonction RH siège au comité de direction, avec un rôle stratégique, elle aura un positionnement plus humain et bienveillant.

Mariette Baud: Le rôle des ressources humaines a évolué depuis une vingtaine d’années. À l’ère industrielle, les enjeux de rendement et de productivité étaient plus forts. Aujourd’hui, nous sommes dans une économie de services. La dimension humaine a gagné en importance. Et je suis d’accord avec vous, cela va dépendre du positionnement du service RH dans l’organisation. À l’État de Vaud, la fonction ressources humaines a acquis une forte influence. C’est aussi le rôle de l’État d’être exemplaire dans sa gouvernance. Chez nous, la dimension sociale et bienveillante de la fonction est importante. 

Raphaël Thiémard: Comme secrétaire syndical, je suis en contact avec des situations très différentes. Les entreprises où les RH sont positivement engagées, c’est parce qu’on leur a donné un certain pouvoir. Si la direction RH ne peut pas influencer les décisions de la direction, elle sera moins bien perçue par la base. Sans ce pouvoir, la fonction RH n’est qu’une courroie de transmission du haut vers le bas. Elle doit implémenter des mesures prises avec d’autres impératifs que l’humain. À l’inverse, si elle peut peser sur certaines décisions, les collaborateurs·trices l’apprécieront. 

David Giauque: À mon avis, cette perception contrastée s’explique aussi par la tendance du RH partenaire stratégique. En adoptant cette posture, elle s’est éloignée du terrain. Cela explique en partie ce manque de proximité ressenti par les collaborateurs·trices. Vue d’en bas, la fonction RH intervient uniquement pour des aspects administratifs, lors des évaluations de fin d’année ou au moment des recrutements. Les managers RH ont disparu du terrain au profit d’une posture plus stratégique. Et donc on leur reproche aujourd’hui d’avoir perdu le sens de leurs activités. 

La fonction RH se serait donc déconnectée du terrain... 

DG: Oui et c’est paradoxal, car en prenant cette place stratégique, les RH ont gagné en influence et défendent mieux la dimension humaine de l’entreprise, mais en même temps, ils se sont déconnectés du terrain. 

Cela ressemble à la quadrature du cercle? 

DG: Oui, on attend énormément de la fonction RH. Comparée aux autres fonctions, c’est sans doute celle dont on attend le plus. 

Comment sortir de l’impasse? 

DG: Une piste serait de diviser la fonction en plusieurs rôles, avec des partenaires stratégiques, mais aussi des responsables RH proches du terrain, capables d’implémenter les mesures en fonction des spécificités des métiers. Ce seraient des rôles RH plus opérationnels. 

ASM: Au Château de Chillon, qui compte environ 70 employés, la fonction RH est distribuée entre quatre personnes. La directrice s’occupe de la partie stratégique et représente les intérêts RH au comité de direction. Une autre personne s’occupe des enjeux liés à la responsabilité sociale. Il y a aussi un rôle plus administratif et un rôle finance et salaires. Ce modèle fonctionne très bien et chaque responsable prend le temps d’échanger avec les collaborateurs·trices. 

La sociologue du travail Marie-Anne Dujarier a montré comment la fonction RH s’est déconnectée du terrain depuis les années 1980 en gérant l’humain à distance avec des dispositifs, des process et des indicateurs. Êtes-vous d’accord avec ce constat? 

MB: Oui, mais cette critique concerne probablement le secteur privé et le milieu industriel. À l’État de Vaud, tout va dépendre de la personne qui est en charge des RH dans le service. Certains managers RH peuvent être cassants et froids, d’autres ont une approche beaucoup plus bienveillante. 

RT: Oui, la personnalité du responsable RH va faire une énorme différence. Dans le milieu industriel, je constate souvent une difficulté avec le management intermédiaire, les petits chefs comme on dit. Nous voyons beaucoup de dysfonctionnements à ce niveau, des problèmes de harcèlement ou des décisions arbitraires par exemple. Ces situations illustrent sans doute aussi cette déconnexion entre le terrain et le management. 

MB: Oui, c’est un problème classique des organisations. Nommer le meilleur ouvrier qualifié au poste de chef d’équipe alors que ce rôle exige des compétences humaines. 

Et les RH n’interviennent pas? 

RT: Les gestionnaires RH figurent parmi nos interlocuteurs privilégiés. Mais très souvent, ils ne se rendent pas compte de la réalité du terrain. Les RH gèrent les choses à distance, avec des dispositifs et des processus. Quand nous leur rapportons ces cas de conflits, ils tombent souvent des nues. J’irais même plus loin: je pense que le problème se situe au niveau supérieur. Les directions utilisent les RH comme des pare-feu avec le message suivant: débrouillez-vous pour que la conduite des affaires ne soit pas dérangée par ces problèmes humains. 

DG: Il ne faut pas oublier que pour 100 collaborateurs, il y a en moyenne deux à trois managers RH. Donc 2 à 3% des effectifs sont chargés de la régulation sociale de toute une organisation. C’est peu. 

Comment s’en sortir? 

DG: Un bon moyen pour faire fonctionner une entreprise cor- rectement est de partager le savoir. Comment? En donnant accès à cette information aux collaborateurs via les cadres intermédiaires. À mon avis, ces managers de proximité sont une clé essentielle pour améliorer la situation, renforcer la cohésion et faire remonter les informations vers la hiérarchie. Mais pour cela, ils doivent être correctement formés. 

MB: Tout à fait. Nous le constatons aussi dans les hôpitaux universitaires. Des médecins sont catapultés chefs d’équipe sans aucune formation managériale. Le problème est identique dans le milieu de l’enseignement. Et on pourrait émettre la même critique dans le domaine RH. 

ASM: La porte d’entrée vers les métiers RH en Suisse est le brevet fédéral de gestionnaire en ressources humaines, qui est très porté sur les aspects administratifs et juridiques. 

Il existe aussi des CAS et des MAS en gestion RH en Suisse romande... 

ASM: C’est une très bonne chose. La dimension humaine de l’entreprise exige de bonnes formations. C’est un investissement important, et cela va permettre d’avoir des équipes qui dysfonctionnent moins et des managers RH mieux outillés. Avec des effets sur le turnover et l’absentéisme. En d’autres termes, créer des environnements de travail plus sains et durables où les gens ont plaisir à venir travailler. Une autre difficulté est liée aux exigences de rentabilité qui augmentent avec les années. Par rapport à la génération de mes parents, j’ai l’impression qu’on nous en demande plus aujourd’hui, avec moins de temps à disposition. 

MB: Cette productivité augmente aussi dans l’administration publique. En 20 ans, le nombre de tâches à réaliser en une journée a augmenté. C’est une augmentation lente qui se fait au fil des ans, donc on ne s’en rend pas forcément compte. 

ASM: Dans le milieu culturel, l’argent est souvent un sujet tabou. Au Château de Chillon, qui est géré par une fondation privée, cette notion de rentabilité est bien présente. Mais les choses sont très claires et notre direction prend le temps de nous expliquer ses décisions, y compris les aspects financiers. D’un point de vue RH, cette communication régulière est très importante. Lors de nos briefings quotidiens et mensuels, une personne des RH est toujours là. Ces échanges lui permettent de comprendre les problématiques du terrain. Je pense aussi que les séances en présentiel, avec des moments informels, permettent de sentir les problèmes. Il faut aussi parfois avoir le courage managérial d’ouvrir la boîte de pandore et d’affronter la réalité humaine des situations qui se jouent. Un petit souci non traité peut potentiellement se transformer en quelque chose de plus grave. 

Marx dirait aujourd’hui que les RH sont les bras armés des capitalistes dont le rôle est d’exploiter les travailleurs. Cette critique est-elle toujours valable?

RT: Je n’utiliserais pas les mots de Marx, mais dans certaines situations, les RH sont utilisés comme un rouage pour augmenter la densification du travail, puisque c’est de cela que nous parlons. Dans l’industrie, la densification du travail est constante. 

Qu’entendez-vous par densification du travail? 

RT: Toutes les améliorations techniques et organisationnelles implémentées pour produire plus avec moins de personnes, afin d’augmenter les profits. Cela dit, les bons exemples existent aussi. Gérer une ressource humaine n’est pas qu’une affaire de productivité et de compétence. Il s’agit aussi de comprendre les leviers de la motivation. Durant ma carrière, j’ai travaillé dans différents secteurs. J’ai vu à quel point la non-prise en compte des feedbacks du terrain peut être démotivante pour le personnel et contre-productive pour l’entreprise. Un bon RH sait écouter les suggestions d’amélioration des personnes qui font le travail. Il sait mettre en place un cadre plus participatif. 

Pensez-vous que les entreprises sont devenues plus participatives aujourd’hui?

RT: Les médias en parlent beaucoup. C’est devenu tendance. Ce serait intéressant de décortiquer la réalité des entreprises. Votre enquête avance le chiffre de 11% de personnes satisfaites avec la fonction RH. Je suis assez d’accord avec cette estimation. Je dirais qu’environ 10% des entreprises ont compris l’importance d’avoir une fonction RH sensible à la participation. 

Des RH qui sont à l’écoute des suggestions des employés sur le terrain... 

RT: Quand nous faisons des plans sociaux, la procédure oblige une consultation du personnel. À chaque fois, je suis effaré par le nombre de mesures proposées par les employés pour faire des économies, réduire les déchets ou augmenter la qualité... C’est dommage d’attendre que la situation soit grave pour récolter ces idées! 

Comment faire remonter ce ressenti du terrain? 

MB: C’est un des rôles des commissions du personnel. À l’État de Vaud, les problématiques du terrain remontent aux directions des services, par leur intermédiaire. Après, viennent les questions de budget. 

DG: Cet enjeu de la remontée des informations est vieux comme le monde. Dans les années 1960-70, on parlait déjà des cercles de qualité. Le but était de générer les informations utiles pour augmenter la productivité et la qualité. La question est plutôt: pourquoi les organisations ne le font plus? À mon avis, une partie de la réponse réside dans ce positionnement de la fonction RH comme partenaire stratégique. Et pour revenir à Marx, je pense que oui, cette critique est toujours justifiée. Le rôle des RH stratégiques est d’augmenter la performance et de soigner le bien-être, deux objectifs difficiles à concilier. 

HR Today a mené un micro-trottoir sur la perception des RH en Suisse romande. Un élément qui ressort est que la technologie a plutôt éloigné les RH du terrain et a déshumanisé leurs prestations... 

ASM: La numérisation va révolutionner les métiers des RH, c’est une certitude. Certaines pratiques seront plus affectées que d’autres. L’IA est de plus en plus utilisée. Mais toutes ces plateformes tech ne vont pas contribuer à rapprocher la fonction RH de l’être humain. 

RT: Je ne pense pas que l’IA puisse remplacer une approche humaine des rapports dans l’entreprise... Qu’est-ce qu’elle comprendra du tour de main, de l’expérience, de la fierté du travail bien fait? Aucune technologie ne rapprochera mieux le personnel et la direction RH que le dialogue direct, la proximité. À mon avis, l’objectif donné à l’IA par les directions risque d’être de réduire la fonction RH en la robotisant en partie. 

ASM: Certains outils sont tout de même bien pensés et facilitent grandement la tâche des RH. Ils ne résolvent pas les enjeux humains, mais ils permettent de gagner du temps pour faire d’autres projets et dédier plus de temps aux échanges humains.

Dernier tour de table. Quelles sont les qualités des RH aujourd’hui?

MB: L’écoute.

DG: En tant que chercheur, je ne suis pas d’accord avec vous. Le rôle des RH est avant tout financier. Ils doivent tenir les budgets. Les enquêtes que nous menons montrent plutôt que les collaborateurs ne sont pas reconnus dans leur travail. Cela fait 20 ans qu’on parle de stress, de burnout et de bien-être au travail, alors que les cas d’épuisement professionnel ne font qu’augmenter. Le problème est cette distance qu’il y a entre la direction générale, la direction RH et la réalité du vécu des personnes sur le terrain.

Et une qualité de la fonction RH?

DG: C’est la seule fonction qui prend en charge les problématiques humaines. Donc elle est fondamentale. C’est même la fonction la plus importante de toute l’organisation.

ASM: De mon côté je dirais: le sens de l’écoute, l’empathie et leur capacité à autonomiser les collaborateurs pour qu’ils trouvent leur propre solution.

RT: Je pense à une DRH que j’ai pas mal fréquentée et qui était un bon exemple. Elle était proche de la direction et savait leur tenir tête si besoin. Elle aimait les gens et circulait beaucoup dans les ateliers où elle saluait tout le monde par son prénom. Elle avait un staff administratif et sa porte était toujours ouverte, sauf si elle était en entretien. Les employés la respectaient. Ils savaient qu’ils pouvaient lui confier leurs soucis, professionnels et privés. Ils pouvaient compter sur elle.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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