Comprendre la mentalité "zapping"

"La contradiction entre éducation cool et monde du travail dur sera terrible"

Quelles sont les valeurs de la génération Y? Comment perçoivent-ils le monde du travail et quelle est la responsabilité des chefs d’entreprise? Le philosophe Luc Ferry propose plusieurs clés de lecture pour comprendre la mentalité «zapping». «La recherche du bien-être et la quête de sens devront s’adapter à un monde du travail de plus en plus dur», prévient-il. 

 

Ministre de l'Education nationale sous Jacques Chirac, habitué des plateaux de télévisions et auteurs de nombreux ouvrages dont «Apprendre à vivre: Traité de philosophie à l‘usage des jeunes générations» (2006), le philosophe Luc Ferry a fait une escale à Lausanne en novembre dernier pour animer une conférence du CRQP. De retour d'un voyage en Chine, fatigué, il a néanmoins accepté de répondre aux questions d'HR Today. Entretien. 

Comment décrire les jeunes d'aujourd'hui?

Luc Ferry: Ce sont des post-soixante-huitard. Ils sont très largement sortis des valeurs traditionnelles et des carcans autoritaires. Ils ne sont plus dans la rupture avec la génération précédente car, d'une certaine manière, c'est déjà fait. Ils restent donc dans leurs familles beaucoup plus longtemps que nous le faisions. Pour les gens de ma génération, notre seule envie était de s'émanciper du monde des parents pour aller vivre sa vie et être libre. Aujourd'hui, les jeunes restent jusqu'à l'âge de 23, 24 voire 25 ans dans les milieux bourgeois. Cette génération s'est donc réconciliée avec le monde des parents, ils sont dans l'affectivité et plutôt gentils. Ils sont aussi plein de valeurs morales: l'écologie, les droits de l'homme, l'égalité homme femme. 

Y a-t-il une face pile à ce portrait flatteur?

Oui. Du fait de la logique consumériste dans laquelle notre société est plongée, la logique du travail a tendance à disparaître. Je rappelle que le mot travail vient du latin «tripalium», qui est un instrument de torture... Cette logique du travail a donc tendance à s'estomper au profit d'une logique à la fois de sens, de bien-être, de plaisir et d'hédonisme. Au fond, les jeunes ont tendance à demander davantage un emploi qu'un travail, si je peux me permettre cette plaisanterie. 

Est-ce la faute à nos systèmes éducatifs?

En Europe, l'éducation est extrêmement douce, elle vise l'épanouissement de la personnalité et de l'individu. Au fond, on essaie de fabriquer des petits êtres qui soient capables de bonheur. Dans 99 pour cent des familles, l'objectif des parents est que leur enfant trouve une place dans ce monde et qu'il ne soit pas malheureux. Le problème, c'est que dans le reste du monde, on voit émerger de nouveaux acteurs prêts à tous les sacrifices pour réussir. Je rentre de Chine où j'ai acheté ce sublime manteau en cachemire pour 30 euros. La compétition avec ces nouveaux marchés sera terrible. L'intensité et l'efficacité du travail va être de plus en plus la règle. La compétition sera féroce dans l'univers mondialisé et le benchmarking sera de plus en plus rigoureux. Par conséquent, la contradiction entre une éducation cool et un monde professionnel dur sera de plus en plus douloureuse. 

Tous ne partagent pas vos prévisions...

Bien sûr, et on a le droit de détester la compétition, de détester ce monde et de souhaiter un gouvernement mondial. Le problème, c'est que ce gouvernement mondial n'existe pas et qu'il n'existera probablement jamais. Pour l'instant, la compétition entre le tiers-monde, qui aspire à exister, et la vieille Europe, va être absolument terrifiante. C'est cela, malgré tout, que nos enfants vont vivre. 

L'attitude des jeunes face au monde du travail a changé. Ils ne sont plus prêts à tous les sacrifices, ils ont d'autres intérêts dans la vie. Récemment, un patron d'une très grande entreprise française a dit: «C'est quoi ces petits cons, je n'y comprends plus rien»...  

Mais c'est lui le responsable de tout ça. Ce refrain est un classique: tout fout le camp, les jeunes qui sortent de l'université ne savent rien, ils ne savent pas se tenir, ils n'ont pas le goût de l'effort, les enseignants sont de gauche, des j'en-foutre, quand ils ne sont pas en grève, ils sont en vacances... Ce discours-là est très fréquent dans le patronat. Mais ils sont totalement dans la contradiction. Que cherchent-ils comme chef d'entreprise? Ils veulent que nos enfants deviennent des consommateurs, c'est-à-dire des zappeurs. En revanche, comme père de famille ils voudraient que leurs enfants soient bien élevés, traditionalistes et qu'ils aient le goût de l'effort. C'est complètement contradictoire. On ne peut pas fabriquer des enfants consommateurs, zappeurs et hédonistes et les retrouver dix ans plus tard dans l'entreprise à travailler comme des bœufs et à obéir comme des esclaves. Autre exemple: quand le président de TF1 dit que son rôle est de vendre des temps de location de cerveaux vides aux chefs d'entreprise, il dit la vérité. C'est ça la rôle de la télé. Le problème, c'est qu'après vous avez des enfants dont on a loué les cerveaux vides pendant un peu trop longtemps pour qu'ils deviennent des travailleurs forcenés.

Qui devra s'adapter? Les jeunes ou l'organisation?

Tout le monde va être obligé de s'adapter. Les jeunes comme les vieux. Car la contradiction est partout. Elle est entre l'éducation cool et la vie professionnelle dure. Entre l'adulte chef d'entreprise et le jeune consommateur-zappeur, qui achète trois téléphones portables par année. Le jeune qui veut un boulot mais qui ne veut pas travailler. Toutes ces contradictions, il va falloir apprendre à les gérer. 

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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