Le management par objectifs

La direction par objectifs: les pires travers d’un dispositif incontournable

Le management by objectives (mbo), grille de lecture de la performance, permet difficilement de tenir compte de la réalité du terrain. A moins que les managers consacrent suffisamment de temps et d’énergie pour établir un vrai dialogue avec les collaborateurs. L’évaluation de fin d’année et le lien avec la rémunération sont également très délicats. Notre enquête. 

 

A la fois essentiel et controversé. Le management by objectives (mbo)1 est sans doute le dispositif managérial le plus répandu dans nos organisations. Depuis l’invention de ce modèle de gestion par Peter Drucker en 1954 (voir ci-dessous), le mbo s’est imposé dans les entreprises du monde entier. Mais cette prépondérance s’est accompagnée d’une série de controverses qui persistent jusqu’à aujourd’hui. Il suffit de penser au vaste débat soulevé par le drame des 25 suicides de France Télécom. Un débat où la direction par objectifs a été montrée du doigt par les syndicats. Le mbo serait aussi en partie responsable des récents dysfonctionnements du milieu bancaire suisse. Les spécialistes estiment qu’il y a un lien de cause à effet entre la crise financière de 2008 et l’inflation dans la fixation des objectifs. En clair, pour atteindre des objectifs toujours plus élevés, les gestionnaires de fortunes ont dû investir dans des produits structurés pour le moins complexes, sinon carrément toxiques. 

Reste que ce dispositif demeure incontournable. Comme le dit le consultant RH Steeves Emmenneger, «c’est le moins mauvais des dispositifs de management». En ce qui concerne les départements RH, le mbo est un terrain d’action de première importance. Comme l’écrivent les professeurs de ressources humaines Yves Emery et François Gonin dans la troisième édition de leur manuel de GRH paru en octobre dernier, «la mise en place du processus de management des performances est sans conteste l’une des pierres angulaires de la GRH». 

Sur le terrain, le mbo forme la grille de lecture qui permet d’objectiver la relation manager-collaborateur. Le système repose sur la description des postes (job family), qui servira de canevas à la fixation des objectifs. C’est là qu’intervient la dimension dynamique du processus puisque le mbo, tel qu’il est enseigné dans les écoles de management, va tenter d’harmoniser une stratégie d’entreprise avec la réalité du terrain. Mais cette combinaison du «top down» et du «bottom up» est plus facile à écrire qu’à réaliser.

«Trop souvent, les managers n’écoutent pas leurs collaborateurs»

«Trop souvent, les managers se réfugient derrière l’aspect très formel de cette procédure», prévient Philippe Gaemperle, ancien responsable de la formation chez UBS en Suisse romande et directeur depuis cet été de Genilem Vaud-Genève. Bon connaisseur de cet outil d gestion, il assure néanmoins que le dispositif est indispensable: «C’est la colonne vertébrale de la démarche stratégique de l’entreprise. Cela dit, il faut respecter un certain équilibre entre les fixations des objectifs et l’implication des managers. La culture du feed-back est essentielle. Trop souvent, les managers ne prennent pas la peine d’être à l’écoute de leurs collaborateurs.» 

Auteur de plusieurs ouvrages sur le management de la performance2, Philippe Lorino, professeur au département de comptabilité et de contrôle de gestion à l’ESSEC (l’Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales) de Cergy, au Nord Ouest de Paris, met en garde contre la croyance très répandue que «le système gère la performance de manière automatique». Au contraire, dit-il, «la notion de mbo ne peut fonctionner que si l’on conçoit les outils, les indicateurs et les chiffres comme un support au dialogue de gestion». Etablir des échanges réguliers – au moins quatre par année – est également recommandé par Gisèle Commarmond, qui a publié chez Dunod un manuel sur le mbo. Selon les spécialistes, entre 10 et 30 pour cent du temps de travail des managers devraient être consacrés à ce suivi des collaborateurs. 

Sur le terrain, cette recommandation se heurte aux impératifs de résultats auxquels sont confrontés les managers. Le développement récent du reporting et du controlling (lié aux normes de qualité ISO) impose à l’encadrement de rendre des comptes à la direction générale quatre fois par année. Dans ces conditions, il devient très difficile de dégager du temps pour faire le point avec les équipes. Et rares sont les cadres qui réussissent à prendre ce recul. Nous touchons là à un des enjeux majeurs du leadership moderne. Le passage d’une fonction d’expert à celle de manager est une des étapes les plus difficiles. Car la capacité à échanger avec les équipes pour les faire progresser et les «entraîner dans le sillon» est très souvent sous-estimée par les candidats à une promotion. 

Une difficulté très bien illustrée par Philippe Gaemperle: «Chez UBS, nous avons beaucoup travaillé sur le leadership de nos cadres. Nous avons développé les notions de vision, d’esprit d’équipe et d’ambitions partagées. Ces indicateurs qualitatifs sont très appréciés par les RH. Du côté des chefs d’équipe, cela a moins bien fonctionné. Ils nous disaient: «C’est très bien tout ça, mais nos patrons s’intéressent uniquement aux chiffres.» Au final, les valeurs passent toujours au second plan.»

«Les performances des managers sont souvent interdépendantes»

En plus de cette difficulté à prendre du recul, Philippe Lorino met en garde contre le risque de la standardisation. «Chaque manager est dans une situation différente, avec des ressources différentes. Si on ne tient pas compte des spécificités de chacun, le système ne fonctionne pas. Les performances de chaque manager sont souvent interdépendantes. Un mbo mal appliqué produit des comportements déviants qui risquent d’empiéter sur les performances des autres équipes.» 

Philippe Gaemperle abonde: «Même les objectifs quantitatifs, développés selon les méthodes SMART (voir ci-contre), sont difficiles à objectiver. Il y aura toujours un conflit en fin d’année. Celui-ci a eu accès à plus de ressources. L’autre a dû faire face à des imprévus. Les cadres trouvent toujours – à tort ou à raison – des excuses pour expliquer la non-atteinte des objectifs. La difficulté est de s’impliquer dans la relation. Comment repérer les compétences; comment travailler sur les complémentarités au risque de créer des frustrations et de déresponsabiliser les cadres. Mais cette écoute et cette implication exigent du temps.» 

Il faut enfin évoquer l’évaluation de fin d’année. Qui est l’outil numéro 1 d’un processus de mbo. Comme l’a montré le sociologue Gérard Reyre, ces évaluations sont devenues de vraies sources de malaises (voir son interview dans HR Today n° 6 2007, téléchargeable sur hrtoday.ch). La première difficulté réside dans la vitesse avec laquelle évoluent les orientations stratégiques. Pour faire face à une concurrence toujours plus forte, les entreprises sont sans cesse en train d’adapter leur stratégie. Ce qui fausse la donne au moment de l’évaluation de fin d’année puisque le contrat de départ est souvent complètement dépassé. D’où l’importance de fixer des jalons réguliers, qui permettent de redéfinir le contrat d’objectifs. 

La deuxième difficulté majeure réside dans le lien entre l’évaluation et la rémunération. Philippe Lorino: «Créer un lien automatique entre l’évaluation des objectifs et la rémunération est très dommageable. Cela incite à des comportements opportunistes qui crispent les rapports de travail.» On assiste d’ailleurs de plus en plus à un retour des augmentations en lien aux résultats de l’entreprise. C’est notamment le cas chez Swisscom ou chez l’industriel ABB Sécheron. Avec ce retour partiel au collectivisme, les entreprises essaient de redonner envie aux collaborateurs de travailler ensemble. Pour le meilleur et pour le pire. 

1 Pour simplifier, nous avons choisi de retenir l’appellation anglo-saxonne management by objectives (mbo). Il en existe plusieurs autres: la direction par objectifs (dpo), la direction participative par objectifs (dppo) et le management de la performance. Ces appellations, à quelques nuances près, font référence au même dispositif de gestion. 

2 Philippe Lorino est notamment l’auteur de Comptes et récits de la performance. Essai sur le pilotage de l’entreprise, éd. d’Organisations, 1995, 288 pages (épuisé) et de Méthodes et pratiques de la performance: Le pilotage par les processus et les compétences, éd. d’Organisations, 2003, 536 pages. 

Les intervenants 

Philippe Gaemperle, 43 ans, est le nouveau directeur de Genilem Vaud Fribourg.

Les intervenants 

Philippe Lorino est professeur au département de comptabilité et de contrôle de gestion à l’ESSEC (l’Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Commerciales) de Cergy, au Nord Ouest de Paris. Il a publié plusieurs ouvrages de références sur le management de la performance.
 

Peter Drucker et miss Elsa

L’anecdote est désormais entrée dans la légende du management moderne. Le management par objectifs (mbo) a été inventé par l’Américain Peter Drucker (Vienne 1909-Californie 2005). Ce véritable pape du management moderne – plus de 6 millions de livres vendus - raconte avoir découvert la direction par objectifs au contact de son institutrice, miss Elsa. Pour responsabiliser le petit Peter de son travail scolaire, elle lui avait conseillé de noter dans un cahier ce qu’il comptait apprendre dans la semaine. Puis de comparer ces notes avec les résultats effectifs le samedi suivant … Ce n’est qu’après des études de droit à l’Université d’Hambourg et un début de carrière dans le journalisme financier que Peter Drucker décidera de se consacrer à la gestion d’entreprise. Fuyant l’Allemagne nazie, il émigre aux États-Unis à la fin des années 1930 où il sera repéré par le directeur général de General Motors. Peter Drucker sera son conseiller en management. En 1954, il publie «The Practice of Management» qui est devenu un des plus grands best-sellers des ouvrages de gestion d’entreprise.

Un objectif est toujours SMART

L’abréviation est entrée dans le jargon des managers RH. Désormais, un objectif est toujours SMART. Petit aide-mémoire pour les non-initiés et les têtes en l’air: 

Spécifique: vise un résultat concret, par une personne responsable dans un contexte défini.

Mesurable: selon des critères de qualité et/ou de quantité. 

Ambitieux: satisfait un besoin ou une attente étayés, exigeant sans être inaccessible et bénéfique pour soi et pour l’organisation. 

Réalisable: selon un plan d’action soigneusement élaboré, dans la zone de maîtrise de la personne ; contraintes, compétences et ressources maîtrisées.

Temporel: avec un délai et un budget temps.* 

* Cette définition est celle du Centre d’éducation permanente pour la fonction publique (CEP), citée dans Yves Emery et François Gonin: Gérer les ressources humaines, 3ème édition, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2009, p. 167
 

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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