"Plus de 80 pour cent des objectifs sont mal formulés ou irréalisables"
Coauteur avec Alain Exiga d’un ouvrage sur le management par les objectifs (éd. Dunod)*, la consultante française Gisèle Commarmond donne ses conseils pour fixer des bons objectifs et répond aux critiques les plus communément entendues sur ce dispositif. «Le meilleur moyen de martyriser les gens est de leur donner des objectifs flous», prévient-elle.
Photo: Michel Pisano/Keystone
Le management par objectifs (mbo) a toujours été un outil controversé. Pour les uns, il s’agit de la dernière invention des directions générales pour réduire les coûts tout en augmentant la productivité. Pour les autres, c’est le seul dispositif capable de réaliser une stratégie d’entreprise tout en développant les collaborateurs. Le point sur ces controverses avec Gisèle Commarmond, grande spécialiste de la question, qui nous a accordé un entretien téléphonique depuis sa résidence privée près d’Aix-en-Provence.
L’affaire des suicides chez France Télécom a soulevé un vaste débat sur la vie en organisation. Plusieurs dispositifs sont remis en cause, dont le mbo. Est-ce le début de la fin de ce dispositif?
Gisèle Commarmond: Je ne crois pas. Ce qui est critiqué, c’est un style de management par le stress, voire le harcèlement. Ce n’est pas la méthode qui rend les gens machiavéliques, ce sont les responsables – là où il y en a … – qui choisissent ce mode de management. Je peux même affirmer, par une longue expérience, que le mbo, quand il est bien appliqué, aide le collaborateur à progresser et à réussir sa carrière.
Le dispositif demeure pourtant controversé …
Le meilleur moyen pour martyriser les gens, c’est de leur donner des objectifs flous. De cette façon, vous pourrez toujours leur dire qu’ils ne les ont pas atteints. Si votre objectif est d’«améliorer votre anglais pour mieux communiquer avec les clients», votre patron pourra toujours prétendre que vous n’y êtes pas arrivé, car ce n’est simplement pas mesurable. Un objectif doit être précis. Il engage le patron qui le fixe autant que le salarié qui doit l’atteindre. Montrez-moi les objectifs de vos collaborateurs et je vous dirai si vous êtes un bon manager. Selon mon expérience, 50 pour cent des objectifs sont mal formulés et 30 pour cent ne peuvent pas être atteints faute de temps ou de moyens, soit au total 80 pour cent! Il est là le vrai problème. Et c’est pour cette raison que les objectifs – tout comme les ressources à disposition pour les atteindre – doivent figurer sur un document écrit. C’est la meilleure protection contre les dérives ou les excès éventuels.
C’est donc la faute aux managers?
Ne parlons pas de faute, il ne s’agit pas de trouver des coupables. Mais le fait est que trop de managers n’ont pas compris que conduire les hommes c’est les faire réussir. Et non pas leur mettre la tête sous l’eau. Quand on recrute de jeunes managers, il faut leur donner un délai qui tient vraiment compte de la responsabilité du poste, avec des objectifs d’acquisition de compétences. Exiger que le jeune cadre soit à 100 pour cent de son poste dans les six mois, c’est lui faire un coup tordu. Il faut une année, au moins, pour connaître le poste et encore six mois pour y être à l’aise. Cela dit, les cadres intermédiaires ne sont pas seuls en cause. Ils sont souvent eux-mêmes dirigés par d’autres cadres trop loin du terrain, qui les étranglent. Ajoutez à cela un manque de formation au management et vous comprendrez que les managers font… comme ils peuvent.
Laissons de côté les managers et reparlons du dispositif. Vous dites que quatre-vingt pour cent des objectifs sont mal fixés ou irréalisables faute de moyens. Expliquez-nous en quelques phrases comment fixer un bon objectif.
Avant de rencontrer votre collaborateur, il faut clarifier dans votre tête ce que vous voulez obtenir, afin de le dire simplement et clairement puis de l’écrire en termes mesurables ou observables et de le dater. Alors une vraie discussion s’engage. Le collaborateur doit pouvoir s’exprimer 50 pour cent du temps de l’entretien, pour s’approprier l’objectif, poser toutes les questions qu’il a besoin de poser et négocier les jalons et les moyens. Ainsi établi, le contrat d’objectif a toutes les chances d’être tenu. Il faut être clair aussi sur les enjeux, le pourquoi de ces objectifs prioritaires. Quand le président John F. Kennedy a annoncé qu’un homme marcherait sur la lune dans la décennie, il sous-entendait que des milliers de gens allaient participer à cette réussite. Ils étaient tous contributifs d’enjeux colossaux. Il faut que les gens sachent à quoi ils contribuent. C’est une puissante motivation.
OK, sur le papier, la démonstration tient bien la route, mais sur le terrain… le mbo n’a-t-il pas tendance à diviser les collaborateurs?
On peut en effet utiliser les objectifs pour diviser les gens et les harceler. Pourtant, l’entreprise a avantage, au contraire, à développer les objectifs collectifs. Tout ce qui touche à l’évolution de la personne et au poste doit faire l’objet d’un objectif individuel, opérationnel ou de progrès. Tous les autres sont collectifs, avec pour but de développer la coopération et l’entraide. C’est ce que ne voient pas, sans doute, ceux qui croient encore au «diviser pour régner».
Expliquez-nous comment réussir un objectif collectif?
Il y a deux types d’objectifs collectifs. D’un côté, l’objectif d’une équipe ou d’un service, par exemple celui de la paie, objectif que tous les membres connaissent mais où chacun est responsable seulement de sa propre contribution, elle aussi clairement spécifiée. Et il y a les objectifs collectifs, souvent transversaux, qui font appel à différents métiers, technicien, ingénieur, acheteur, contrôleur de gestion, etc. Chacun apporte bien sûr sa propre compétence mais tous sont responsables, solidaires, du résultat final. S’ils réussissent c’est ensemble. S’ils échouent, c’est ensemble aussi. Cela veut dire que la prochaine fois, ils s’organiseront mieux entre eux pour que l’équipe toute entière gagne.
N’assiste-t-on pas depuis quelques années au passage des objectifs individuels aux objectifs collectifs?
Les objectifs collectifs ont toujours existé. Mais on y a plus souvent recours du fait que les organisations sont aujourd’hui de plus en plus transversales. Quand la réussite d’un projet dépend de plusieurs équipes, voire plusieurs départements, il est en effet essentiel que leurs objectifs communs et les règles du jeu de leur coopération soient identifiés avec soin et partagés par tous. Quand ce travail est bien fait, les chances de parvenir au succès augmentent fortement, dès le départ. L’évaluation des résultats se fait en réunion de groupe.
Le mbo est utilisé comme une grille de lecture objective du résultat ou de la performance... Mais ce cadre rigide n’entrave-t-il pas la possibilité d’établir un dialogue avec la personne?
Au contraire, les réussites ou les ratés individuels sont évalués en entretien. Lors de l’entretien annuel, on évalue les objectifs passés. Mais en fait, on les a déjà évalués tout au long de l’année, puisque le responsable a fixé des jalons pour contrôler les résultats partiels et mesurer la progression. Le but de l’entretien annuel est alors de tirer ensemble les conclusions de l’action, de ce qui a bien marché, ou moins bien ou pas du tout. C’est un dialogue, ouvert, pas un tribunal. Il faut que la personne puisse commenter ses réussites, qu’elle montre à son patron pourquoi elle a réussi, comment elle s’y est prise pour surmonter telle ou telle difficulté. Car ces recettes sont éventuellement duplicables et utiles au reste de l’organisation. Et le fait de voir ses succès reconnus est également un puissant facteur de motivation.
Le mbo est donc le cadre dans lequel on pose la relation manager-collaborateur. Mais ce qui est important, c’est la discussion entre eux et ce qui en ressort…
Absolument. Le manager doit s’enquérir des problèmes rencontrés durant l’année, et en tirer des décisions d’action pour améliorer la performance de chacun et de l’équipe. Il ne faut pas avoir peur de fixer des objectifs ambitieux, voire des challenges. Mais il faut le faire avec la personne et mettre en place des alertes pour qu’elle puisse parler des dysfonctionnements avant qu’ils soient trop dévastateurs. Le management ne réussit que si les équipiers parlent à leur manager. Le patron est là pour les écouter (ce qui ne veut pas dire toujours les approuver…) mais sûrement pas pour les démolir. Et s’il y a un pépin, on s’entraide.
Mais ce n’est pas possible de parler de ses difficultés si on va évoquer la rémunération à la fin de l’entretien…
Il n’y a rien de honteux de parler de ses échecs lors d’un entretien d’évaluation! Vous connaissez des gens qui ne se sont jamais plantés, vous? Tout le monde se plante, à un moment ou l’autre, y compris celui qui fait l’évaluation. L’important est de savoir comment on s’y prend pour redresser la barre.
Oui, bien sûr, mais lier cette discussion avec une décision sur le salaire est risqué…
Il faut simplement être très clair dès le départ sur les critères dont va dépendre l’augmentation. Si l’on décide de ne pas augmenter quelqu’un, c’est parce qu’il ne fait pas son boulot et que c’est vérifiable. Les règles du jeu doivent être connues d’avance. Quant à la valeur d’un poste, elle est fixée par le marché. Pratiquement personne ne tient jamais son poste en totalité. Il y a toujours des éléments à améliorer. C’est cette analyse qui doit fonder la décision en matière de rémunération.
Quels sont les autres moments clés du processus à ne pas rater?
Ne jamais reporter les jalons de contrôle. Et il ne faut pas confondre jalon de contrôle et «remontage de bretelles». Le jalon de contrôle permet de mesurer les résultats partiels. Pour les grands objectifs, je conseille d’en fixer quatre ou cinq dans l’année. L’autre élément clé est l’échange. Pour tout entretien annuel, il faut permettre au collaborateur de se préparer, de clarifier ce qu’il a réussi et moins bien réussi. Il faut ensuite qu’il puisse en parler avec son manager sans remontrance. Dites-vous bien, le patron et les équipiers doivent être des alliés, non pas des flics qui se surveillent. Enfin, n’oublions pas: le but de l’évaluation, c’est d’évaluer le travail et les résultats, pas de juger la personne. On ne peut pas dire à quelqu’un qu’il est paresseux, ce qui serait un jugement de valeur, et d’ailleurs hasardeux: sommes-nous dans la tête des gens pour le savoir? En revanche, on peut lui dire qu’il ne tient pas ses délais ou qu’on a identifié des erreurs, et lesquelles, parce que c’est alors un constat objectif. La dimension humaine doit toujours être respectée.