La formation des GRH romands en pleine mutation: regards croisés
Multiplication des acteurs, transformations liées au système européen de Bologne, mise en réseau des filières hautes écoles de Suisse occidentale… le secteur de la formation des GRH romands est entré dans une période de forte turbulence. Le point sur la situation et les enjeux d’avenir vus par les quatre représentants principaux de la formation RH romande.
Erwan Bellard: "Nous misons sur notre capacité à faire évoluer nos pratiques." Photo: Pierre-Yves Massot/arkive.ch
C'est le signe d'une profession en pleine santé. Le milieu de la formation des GRH de Suisse romande est en pleine mutation. Que ce soit du côté institutionnel ou dans le secteur privé, on assiste depuis quelques mois à des mouvements en profondeur. Le CRQP, considéré comme le centre romand de formation en ressources humaines, vient de relancer son catalogue. Depuis 2007, les Universités de Genève, Neuchâtel et Lausanne se sont mis en réseau pour offrir un Master of advanced studies (MAS) en ressources humaines et carrière. A la Haute école d'Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, un nouveau Master HES-SO, baptisé Human Capital Management, est à l'étude. Il devrait s'ajouter au MAS Human Systems Enginering, lancé en 2002. Enfin, la HEG de Neuchâtel prépare elle aussi une version «light» de son Master en ressources humaines. Pour parler de ces transformations, les quatre représentants de ces filières ont accepté de se rencontrer en décembre dernier à Lausanne, au siège du CRPM.
Quelle affluence dans vos instituts en 2008?
Perry Fleury (CRQP): Plus de 350 participants, dont 40 au brevet fédéral de «spécialiste RH».
Achilles Grosvernier (): Pour la formation Master RH, ils sont six.
Jean-Daniel Mottas (HEIG-VD, Yverdon): Dix-huit personnes suivent actuellement le programme MAS en Human Systems Engineering, qui n'est pas à proprement parlé une formation RH. Mais nous travaillons sur un MAS profilé RH, qui devrait voir le jour dans ces prochains douze mois. Il portera le nom de Human Capital Management.
Erwan Bellard (coordinateur du MAS de Genève, Lausanne et Neuchâtel): 86 personnes pour le MAS ressources humaines et carrières, réparties sur deux volées. Plus sept participants au certificat.
Comment vous positionnez-vous sur le marché?
EB: Notre approche est interdisciplinaire. La gestion RH exige des compétences dans plusieurs domaines dont la psychologie, la sociologie et la gestion d'entreprise. Notre force réside aussi dans la dimension académique. Tous nos intervenants sont des professeurs ou des docteurs. Ils amènent avec eux une dimension pratique, puisque chacun d'entre eux a une forte expérience du monde professionnel.
JDM: Nous privilégions la transdisciplinarité, avec de nombreuses analogies qui relèvent des systèmes vivants, outre les apports des sciences humaines, notamment ceux provenant du courant des Ecoles de Palo Alto. Nous promouvons une vision réticulaire en 360° de la complexité. Les approches systémiques constituent des grilles pour aborder la complexité. Nous donnons aussi une très grande importance au développement de la personne et au déploiement de ses potentialités.
AG: Indiscutablement, l'interdisciplinarité est un élément fort. La qualité et la variété des intervenants qui viennent aussi de l'étranger nous donnent une dimension internationale. Nos terrains de prédilection sont la sociologie des organisations et la psychologie du travail. Le point de vue de l'organisation du travail est très fort dans cette formation. Comme les étudiants sont peu nombreux, ils ont développé beaucoup d'interactions entre eux. Ils partagent leurs repas avec les enseignants, ce qui permet de développer des discussions et de se positionner.
PF: Le CRQP a une spécificité claire: nous sommes le centre de formation des sociétés cantonales HR. Nous avons donc une approche très pragmatique. En principe, nous balayons l'ensemble du spectre des ressources humaines, avec un important réseau de praticiens. Dans ce sens, nous ne sommes pas tout à fait en concurrence directe avec les autres filières de formation.
Décrivez-nous le profil de vos étudiants...
PF: Le 95% travaillent dans un département RH. Les gens hors de ce sérail sont rares. Nous avons effectué des enquêtes pour savoir ce qu'attendent nos «clients». Ces études ont montré que nous devons rester proches du terrain. Par exemple, comment établir une stratégie RH dans une entreprise est un questionnement central.
AG: Nos participants occupent presque tous des fonctions de direction des ressources humaines. Ils recherchent une complémentarité à la formation du brevet fédéral. Ils s'intéressent aux interactions possibles entre les individus, le groupe, l'organisation et l'institution. Pour établir un plan stratégique, il faut une méthode, mais il faut aussi être capable de prendre en compte tous les différents éléments qui traversent une organisation.
EB: Nos participants ont tous un parcours universitaire derrière eux. Avec quelques exceptions: des personnes avec un gros bagage professionnel et un brevet fédéral. Au moment d'accepter ou non une candidature, l'expérience professionnelle prime. Cela peut être des responsables RH ou des DRH. A noter que l'interdisciplinarité se lit aussi dans notre public. Nous avons par exemple des personnes qui travaillent dans l'insertion et le monde de la carrière professionnelle. Notre idée est de créer une sorte de pool de compétences qui soient partagées entre l'insertion et les RH. Enfin, nous accueillons de plus en plus de personnes qui sont en réorientation de carrière, des managers qui veulent passer dans les RH.
JDM: Nos participants sont des responsables de service, dont environ 20% de RH. Ils animent une équipe et leurs activités sont de nature transformationnelle et interactive, dans des projets complexes.
En quoi les formations des GRH romands permettent-elles de s'élever dans les organisations?
JDM: Ces dernières années, on a pu voir des progrès considérables, surtout dans les grandes entreprises. Nous avons subi une influence assez forte de la France où les RH se sont hyperspécialisées, peut-être aux dépens d'une certaine intégration dans les finalités de l'entreprise. Je pense donc qu'il est indispensable de prendre du recul par rapport aux outils RH, pour mieux intégrer les aspects humains et économiques. Le nouveau MAS Human Capital, en préparation, a pour objectif d'élargir le spectre en travaillant sur les composantes organisationnelles et humaines dans une optique d'efficience économique.
PF: Je partage cette analyse. La fonction s'est hyperspécialisée, influencée par les tendances anglo-saxonnes. Le métier est devenu plus dur, basé sur des outils quantitatifs plutôt que qualitatifs. Alors que nous gérons de l'intangible. Ce sont des processus qui prennent du temps à maturer. Notre idée au CRQP est toujours la même: plus les gens seront compétents, mieux ce sera. Pour être crédible, il faut une personnalité qui puisse s'imposer. Il ne faut donc pas seulement un outillage technique, mais une multidisciplinarité, une vision d'ensemble qui permet aux RH de dialoguer avec une direction. Nous essayons de le faire depuis très longtemps.
AG: Je ne suis pas sûr que les RH peuvent retirer beaucoup de la notion de «business partner». Avec cette tendance, j'ai l'impression qu'on externalise la fonction RH, qu'on la met en marge de l'ensemble de la direction. A Neuchâtel, nous pensons que la fonction RH doit faire partie de la direction. Pour cela, les RH doivent avoir un avis sur un grand nombre de questions, aussi bien en management pur qu'en GRH. D'où l'importance de la multidisciplinarité. Plus que des outils, nous essayons de former une sensibilité aux jeux de pouvoir, à la gestion des conflits. Les RH doivent occuper une position tierce, celle d'un régulateur.
EB: Je partage la grande majorité de ce qui a été dit. Je rajouterai qu'on ne peut pas balayer d'un coup de main la dimension outil en prétextant que le métier s'est hyperspécialisé. Savoir manier les outils RH est un gage de crédibilité. Notre formation œuvre pour une meilleure image de la profession. Nous proposons des outils certes, mais aussi une capacité à évaluer et à faire évoluer les outils. Certaines techniques n'ont rien à faire dans le domaine RH.
Par exemple?
EB: La graphologie. En tant qu'institut universitaire, nous sommes tenus à une certaine réserve scientifique. Je pense aussi qu'il faut arrêter de parler de la fonction RH en ne faisant référence qu'au département RH. C'est un lapsus. Les ressources humaines sont une fonction partagée. Autant le PDG, les managers, les secrétaires et le DRH font des ressources humaines. En cela, c'est une activité très importante de l'organisation. J'aurais donc tendance à dire qu'une des manières de faire évoluer le métier est d'arrêter de penser fonction RH en tant que département. Il faut par contre éduquer les managers sur les questions RH, pas uniquement en termes d'outils, mais aussi en termes de stratégies RH.
Quelles sont les attentes des entreprises?
JDM: Elles sont assez hétérogènes. Nous avons comme partenaires des entreprises qui désirent se transformer et qui souhaitent une approche plus innovante, plus stimulante avec des personnes capables, d'une part, de se prendre complètement en charge dans un rôle de leadership et, d'autre part, de susciter l'auto-organisation d'un groupe. Aujourd'hui, il faut favoriser les groupes qui s'organisent et se développent par eux-mêmes. Ce qui implique une véritable transdisciplinarité, plus de recul et donc plus d'efficience. Nous travaillons sur la capacité innovante avec laquelle la communication est appelée à jouer un rôle primordial.
AG: Les entreprises attendent des gens plus compétents qui reviennent avec des outils innovants. Ils veulent un retour sur investissement. La question doit être mise en lumière avec les attentes des participants qui ne sont pas forcément les mêmes.
EB: Oui. Il ne faut pas négliger les efforts personnels. Ces participants qui ne sont pas soutenus par leur entreprise. L'investissement individuel est capital. Car nos formations sont d'abord axées sur le développement de la personne. Nous n'allons pas résoudre les problèmes spécifiques et concrets. Du côté des entreprises, elles disposent de cadres avec un certain potentiel. Elles font le pari sur notre université pour développer ces potentiels.
PF: La plupart des patrons cherchent des gens qui reviennent plus pertinents qu'avant. Ce qui est déterminant, c'est le délai à partir duquel la personne sera plus compétente. Si vous faites un cours de droit, le retour est à peu près immédiat. Si vous faites du management RH, la pertinence est à plus long terme.
Les entreprises vérifient-elles ce retour sur investissement?
EB: Je coordonne la formation continue à l'Université de Genève depuis quatre ans. J'ai été surpris le mois passé quand un patron d'entreprise nous a appelés pour nous demander pourquoi on avait refusé le candidat. Du jamais vu... Il ne faut pas négliger la dimension politique. Je ne suis pas convaincu que les entreprises capitalisent énormément sur ces formations.
PF: Je partage cet avis. Il y a très peu d'employeurs qui cherchent à savoir ce qui se passe réellement pendant les cours. Et je constate encore très peu de démarche active pour transférer le matériel amassé durant une formation dans la pratique. Probablement encore moins pour la fonction RH, car, comme dit avant, nous gérons souvent des notions intangibles...
De nouvelles offres en création, la révolution du système de Bologne, le développement du réseau HES-SO... les filières de formations RH sont en profonde mutation. Quels points positifs émergeront de cette période? Et de quoi aura l'air le paysage dans cinq ans?
EB: Cette concurrence est très saine. Quelqu'un qui souhaite développer ses compétences RH ou de management dispose aujourd'hui d'un large éventail de formations. C'est une très bonne chose. Dans cinq ans? A Genève, nous parions sur les carrières transversales. Je pense qu'il y aura plus de mouvements de ce type à l'avenir et toujours plus de formation continue, à tout âge. Un exemple: nous avons accueilli plusieurs docteurs en médecine qui souhaitaient passer dans la GRH. Ce sera à nous, en tant que centre de formation, d'offrir des alternatives pour ces gens-là.
JDM: Le milieu de la formation RH vit actuellement un changement de paradigme. Pour commenter ces changements, il est nécessaire de tenir compte des dimensions économiques, humaines et sociales. Nous constatons simplement que certains éléments du système ne fonctionnent plus. Le stress augmente dans les entreprises. Il faudra résoudre ces problèmes ensemble. Dans cinq ans? Nous parions sur des formations plus larges comme le MAS Human Systems Engineering. En ce qui concerne le MAS Human Capital Management, nous voulons proposer aux responsables RH des clés pour adapter et transformer les modèles existants.
AG: A propos de changement, je vous annonce que nous allons abandonner notre Master RH pour le transformer en quelque chose de plus léger. Les formations Master sont des formations lourdes, il faut beaucoup de temps pour s'y consacrer. Nous allons développer une formation axée sur deux pôles: la santé au travail et la gestion de la diversité. Nous souhaitons aussi démarrer un partenariat avec la HEIG-VD d'Yverdon. Pour que certains certificats intermédiaires soient reconnus par les deux écoles. Dans cinq ans, nous imaginons même que des spécificités soient attribuées à chaque partenaire autour de cette table. L'idée serait d'augmenter les échanges et de supprimer les échelonnages entre les différentes filières. Nous aurons fait un très grand progrès si nous réussissons à consolider ces échanges.
Et au CRQP, êtes-vous concernés par ces bouleversements?
PF: Oh oui! Cette abondance de l'offre en formations est évidemment positive pour les praticiens et pour la GRH en particulier. Je vois tout de même un inconvénient. Il touche à l'ensemble des systèmes de formation qui sont en train d'être mis en place, entre autre via les accords de Bologne. Les dossiers de candidatures deviennent de moins en moins lisibles... avec des équivalences de plus en plus compliquées. Par exemple, un MAS = deux diplômes (DAS). Deux diplômes = quatre certificats (CAS). Plus généralement, l'abondance des filières, de modules et de parcours rend rend la lecture du fil rouge des dossiers plus opaque. Il faudra bien que les recruteurs se débrouillent avec ça...