Dossier

La gestion du changement dans la tourmente

«Changer, c’est exister demain.» Pour ne pas disparaître, les organismes vivants ont toujours dû s’adapter. Face à la complexité croissante d’environnements mouvants, les entreprises n’ont désormais d’autre choix que de réinventer leurs modèles organisationnels, leurs pratiques managériales et leur gestion RH.

L’explosion d’un ressentiment des collaborateurs et des managers sur trop de changement, que l’on va trop vite, que les dirigeants ont perdu la maîtrise des changements qu’ils initient... voilà ce qui est nouveau! Une enquête conduite aux USA en 2002 a montré que seul 25 pour cent des projets de changements organisationnels étaient considérés a posteriori comme des succès et que le facteur humain était la principale cause d’échec (57 pour cent).

Les dirigeants font souvent appel à la résistance au changement de leurs collaborateurs pour justifier leurs difficultés à conduire le changement. Cet argument est un peu court car depuis 10 ans, des progrès ont été faits pour comprendre cette problématique et des réponses pratiques sont désormais à disposition pour accompagner le changement.

Changement, mouvement et turbulence

On définit généralement le changement comme le passage d’un état E à un état E1. Aujourd’hui, il conviendrait plutôt de parler de mouvement, car le retour à un état stable semble relever de l’utopie. On peut même parler de turbulence tellement ces changements sont sans commune mesure avec ceux connus durant les «Trente Glorieuses».

Jusque dans les années 80, les pressions au changement étaient largement internes et basées sur l’espoir des dirigeants d’une meilleure prospérité. De ce fait, les membres des organisations avaient le sentiment d’une maîtrise des changements, ces derniers ne constituant grosso modo qu’une amélioration continue des pratiques existantes.

Depuis les années 90, les causes du changement se déplacent progressivement vers l’externe avec pour conséquence un sentiment d’une perte de maîtrise. Ces nouvelles pressions, qu’elles soient économiques (mondialisation, passage à une économie du savoir), technologiques (ERP, Internet...), politiques (libre-échange, euros...) ou sociales (évolution des relations de travail, des mœurs...) ont fait entrer les organisations dans une zone de turbulence.

La nature des changements qu’elles imposent est totalement nouvelle. Il ne suffit plus de faire mieux ce que l’on faisait déjà. Il faut maintenant faire autre chose. Dans les entreprises matures où des traditions se sont installées, cette évolution est souvent déchirante.

La deuxième caractéristique de ces changements est l’éclatement. La multiplicité des objectifs poursuivis par l’organisation et la diversité des solutions possibles rendent confuse la perception de la cohérence des tous ces changements. Chaque individu est l’acteur de plusieurs changements en plus de son activité quotidienne.

Au-delà de la surcharge de travail, le stress généré par la coexistence de l’ancien et du nouveau s’ajoute au sentiment de n’avoir plus de temps pour bien faire quoi que ce soit. Enfin, les changements sont devenus permanents. Parfois on doit changer quelque chose qu‘on n’a même pas encore intégré. On assiste à un ajustement continuel à des pressions externes, qui évoluent en permanence.

Rupture, éclatement, simultanéité et récurrence des changements participent au renforcement de ce sentiment de chaos. La quête d’efficience initiée par les organisations à partir des années 90 s’est traduite par des changements amenant globalement les individus à devoir faire plus avec moins.

Cette dégradation des conditions de travail a marqué une rupture avec les pratiques antérieures; pour la première fois, le changement n’était plus associé à un progrès ou à un espoir de progrès mais à une régression. Associé à cette désagréable sensation de naviguer dans une tempête, avec l’obligation de corriger sans cesse la trajectoire pour éviter les obstacles, on comprend mieux les difficultés rencontrées
par les organisations.

Le mal est profond et ne peut se résumer à la résistance au changement des acteurs. Il nécessite une remise en question de nos pratiques car le besoin de changement ne va pas diminuer... au contraire.

Une remise en cause de nos modèles organisationnels

Le monde a changé mais nos modèles de gestion sont restés les mêmes. Michel Crozier a bien résumé la situation par cette maxime «quand on affronte les problèmes de demain avec les solutions d’hier, on obtient les drames d’aujourd’hui». Nos modèles organisationnels, nos pratiques managériales et nos RH doivent donc évoluer.

L’organisation du travail est globalement basée sur le modèle dit de la «systémique cognitive» (entreprise apprenante, MBO, matrice, workflow, NTIC). S’il marque une évolution importante sur le taylorisme et sur la «systémique contingente» des années 70-80, nous pouvons néanmoins le considérer comme un modèle néo-taylorien version 2.0.

Pire, avec ses chaînes modernes, le manager a perdu la maîtrise de son temps et de son espace qui caractérisait l’ancien «chef». En effet, bercé par l’illusion technologique, ce modèle continue d’assigner les acteurs à des processus de tâches poussant le taylorisme à sa sophistication maximale.

Si ce modèle laisse bien à l’individu «ressources» une certaine capacité de s’adapter, il ne rompt pas avec la doctrine positiviste du «je pense, donc tu suis» et du présupposé déterministe qui postule que s’il a en mains toutes les données pour comprendre que son intérêt rejoint celui de l’organisation, alors l’individu va adopter le bon comportement.

Or rien ne se révèle plus faux. Ce type d’organisation ne répond plus aux enjeux. Il ne permet pas d’appréhender le principe d’incertitude, la complexité du monde et le fonctionnement de l’individu, celui-ci ne restant qu’un rouage à optimiser. L’organisation actuelle essaie de simplifier la complexité. Mais il ne s’agit pas tant de savoir la gérer que d’apprendre à gérer avec elle et ceci ne peut se faire sans reconnaître que la capacité de changement appartient à chacun.

L’imaginaire managérial est fortement remis en question

On assiste parallèlement à un vide managérial. Ayant pendant des années assimilé la conduite des hommes à une science de l’ingénieur, à trop vouloir se concentrer sur le quoi et le comment, les managers en ont perdu de vue le pourquoi.

L’imaginaire managérial est en crise. Le consensus qui reposait sur la foi dans le progrès est aujourd’hui fortement ébranlé car les bénéfices du développement économique sont ambigus quand le productivisme met en péril l’avenir même de la planète. Si le domaine scientifique a été révolutionné par les théories de la relativité, du big bang ou du chaos, le domaine du management n’a pas encore fait sa mue.

Toujours empreint de déterminisme, il reste arcbouté sur la sacrosainte planification stratégique. Or ce mode de gestion ne suffit plus à assurer le pilotage des organisations dans la complexité. En effet, le rythme des évolutions ne permet plus de garantir à une technologie ou un outil industriel un retour sur investissement.

Le principal actif d’une organisation devient dès lors ses collaborateurs. A cet inconfort nouveau du management s’ajoute donc son inefficacité. Faute de modèle de rechange, les managers s’accrochent aux anciennes postures, adoptent des comportements inopérants (immobilisme, fuite en avant, simplification) ou s’en remettent à des croyances (illusion technocratique, la modélisation...). 

Repenser la gestion des ressources humaines

La complexité remet en cause également la GRH. En effet, la conjugaison des évolutions technologiques et de la progression du niveau moyen d’éducation semble avoir rendu obsolète le système de gestion par postes. La part du travail prescrit tend à se réduire et malgré la sophistication croissante des processus, l’humain est de plus en plus nécessaire pour gérer l’imprévisible.

Ainsi, être compétent aujourd’hui, c’est répondre à la question: «Que faire lorsqu’on ne me dit plus comment faire?» Par ailleurs et paradoxalement, plus les effectifs se réduisent, plus la part du travail collectif s’accroît. Ainsi le lien remplace le nombre. La gestion par poste étant par nature individuelle, elle ne peut prendre en compte ce nouvel état de fait.

Dès lors, la gestion par postes tend à rigidifier l’organisation alors que la première vertu de celle-ci devrait être son adaptabilité. Bien sûr, l’alternative que constitue la gestion des compétences comporte d’indiscutables avantages.

Mais le lien entre compétences et performance reste à démontrer et le système comporte ses limites: l’équité (comment trouver des critères d’évaluation jugés équitables par tous); l’écart d’objectif entre la Direction (qui souhaite exploiter les compétences) et le personnel (qui souhaite valoriser les compétences acquises) et enfin le risque de dérapage salarial (augmentation du niveau de compétence sans augmentation de la performance).

Ces remises en cause nous amènent à devoir agir autrement. Mais pour agir autrement, il faut penser différemment, en termes d’imprévu, d’instabilité et de transformation. Pour cela nous devons désapprendre nos anciens modèles, cesser de vouloir déformer les problèmes pour les conformer aux anciennes solutions. Les comportements humains ne sont pas modélisables car ils ne sont pas déterminés et c’est bien parce que nous échappons au déterminisme que nous avons la capacité de nous adapter.

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Frédéric Kohler dirige le cabinet RH Go Top SA. Auparavant, il a été en charge de la gestion du changement et du développement des compétences chez BNP Paribas. Lien: www.go-top-sa.ch

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