Dossier

«On ne peut qu’influencer le futur»

Le spécialiste américain des analyses prédictives de la fonction RH Jac Fitz-enz livre ici sa vision de la gestion du changement et donne ses conseils pour mettre en pratique une méthodologie finalement assez simple.

Dominique Rorive: Les tableaux de bord RH traditionnels sont inspirés du passé: les benchmarks qui comparent des données de différentes sociétés ou les coûts et la productivité de la fonction RH par exemple. Votre méthodologie se tourne vers le futur. Dans cette perspective, quels sont les indicateurs clés à observer?

Jac Fitz-enz: Je les appelle les indicateurs décisifs (leading indicators, en anglais). Il s’agit de tous les indicateurs qui peuvent vous donner une idée de ce que sera le futur d’une organisation. Evidemment, ils ne sont pas vérifiables, mais ils vous donnent une bonne prévision. Un exemple: l’état de veille de votre organisation (readiness, en anglais).

A combien de postes clés avez-vous déjà prévu un successeur? C’est un indicateur décisif car si personne n’est prêt à prendre la relève, le travail ne se fera pas et cela va influencer négativement la qualité de vos services ou de vos produits.

D’autres indicateurs décisifs?

Le leadership en est un également. Le leadership est un concept. Un concept n’est pas visible. Par contre, vous pouvez observer des personnes qui sont des leaders, qui ont un comportement de leader. Afin de transformer le leadership en indicateur décisif, vous devez récolter des feed-back auprès des collaborateurs.

Ces enquêtes vous diront si le manager est respecté dans l’organisation. Un cadre respecté est un indicateur très parlant sur la réaction des équipes en cas de difficulté. Très probablement, les équipes resteront en place. En revanche, si le leader n’est pas respecté, les collaborateurs risquent de quitter l’orga ni sation si les affaires se gâtent.

Un troisième indicateur?

L’engagement. Si les employés sont impliqués et engagés psychologiquement et émotionnellement, ils auront tendance à rester et travailleront mieux à l’avenir.

Vous dites que si ces indicateurs sont utilisés à bon escient, ils vont créer de la valeur pour l’organisation…

Oui, ma vision est de dire que l’on ne peut pas influencer le passé, mais seulement le futur. Par conséquent, il nous faut des informations afin d’augmenter la prévisibilité. Un chiffre d’affaires ou un bilan trimestriel nous parle uniquement du passé. Si vous avez une bonne capacité d’analyse, vous arriverez peut-être à en tirer une tendance, mais pas de prévision.

Une tendance vous indique qu’une courbe va vers le haut ou vers le bas.  Pour avoir une prévision, vous devez vous demander si les conditions sont en train de changer. La comptabilité ne répond pas à cette question. Il faut donc autre chose. D’autres indicateurs, d’autres questionnements qui nous aideront à appréhender le futur.

Et toutes ces prévisions sont à prendre avec des gants. Une marge d’erreur existe toujours. Nous essayons simplement de réduire cette incertitude au minimum.

Pourquoi est-il si important de mesurer ces prévisions liées au capital humain?

La concurrence est mondiale aujourd’hui, particulièrement dans certains domaines comme l’informatique et les services. Deux personnes en Argentine sont capables de concurrencer le reste du monde. Il faut donc être prêt à affronter ces nouveaux concurrents.

La maîtrise du risque sur des marchés de plus en plus instables est un autre facteur décisif. La taille des sociétés joue également un rôle. Certaines entreprises sont tellement grandes qu’elles ne peuvent pas se permettre de prendre une mauvaise décision. Les coûts seraient trop élevés.

Tournons-nous vers la fonction RH. Pensez-vous qu’ils sont prêts à relever ce défi?

Je pense qu’il leur faut avant tout du courage (sourire). Le courage vient toujours avant le changement. Il faut avoir le courage d’essayer quelque chose de nouveau. Et si vous réfléchissez bien, le risque de ce que nous proposons est faible. Mener des analyses prédictives ou demander à vos cadres un management prédictif, n’est pas très risqué.

Avec notre méthode, nous ne demandons pas aux gens d’agir différemment, nous leur demandons de penser différemment. Prenons l’exemple des bassins de main-d’œuvre, si vous posez les bonnes questions, vos réflexions sur ce sujet seront différentes à l’avenir.

Allons plus loin. Quand vous observez les compétences et les qualités des managers RH d’aujourd’hui, dans quelle direction pensez-vous qu’ils doivent évoluer afin de maîtriser les prévisions analytiques que vous préconisez?

Premièrement, ils doivent accepter les changements qui transforment leur marché et leur entreprise. Une fois qu’ils ont réalisé dans quelle direction va l’entreprise et à quelle vitesse, cela devient beaucoup plus facile de trouver la solution. Il s’agit donc en premier lieu d’être capable de percevoir son environnement économique et organisationnel.

Une fois que vous avez compris cela, il faut essayer de trouver quels en sont les moteurs (drivers, en anglais). Quelles sont les causes de ces grands changements? Les systèmes de valeur, la technologie ou des causes externes: la structure de l’entreprise, la guerre des talents? Toutes ces questions doivent être posées.

Au niveau du département RH, quelles sont les compétences à avoir afin de mieux maîtriser ces analyses prédictives ?

La première chose à faire est de s’impliquer dans le business pour en comprendre les fondamentaux. Je dois cependant constater que les RH le font rarement. Ils sont trop concentrés sur les services et les prestations RH. Mais ils ne délivreront pas de bons services s’ils ne connaissent pas bien le marché pour lequel ces prestations sont destinées.

Durant les années 1970, je suis passé du secteur bancaire au secteur informatique, je ne connaissais rien aux ordinateurs. J’ai dû apprendre leur fonctionnement avant de pouvoir apporter de bons conseils RH aux ingénieurs. De plus, il faut comprendre les enjeux managériaux: les gens sont-ils en train de changer et comment?

Ceci est une compétence typiquement RH que chacun devrait maîtriser. Il faut ensuite apprendre à vendre de manière efficace des prestations RH. Mais là aussi, les RH ne sont pas des bons vendeurs. Ils parviennent donc rarement à convaincre la ligne d’investir ou de prendre une décision qui sera bénéfique pour la société et pour les employés. Si les RH ne savent pas vendre, c’est parce qu’ils ne maîtrisent pas le langage du business, qui est un langage de chiffres. Si vous ne parlez pas chiffres, vous aurez très peu de chances d’obtenir ce que vous voulez.

Si un manager RH souhaite commencer demain avec des analyses prédictives. Quelle serait la première étape?

Avant toute chose, il faut comprendre ce qu’est une analyse prédictive. Comprendre la logique de questionnement sur lequel reposent ces analyses. Quelles forces du marché influencent notre manière de diriger les gens, notre structure organisationnelle et la manière dont nous gérons les relations en dehors de l’entreprise? Voilà les trois axes fondamentaux. Une fois que vous avez compris cela, vous avez résolu 75 pour cent du problème.

Et pour la suite, comment procéder?

C’est une question d’orga ni sation et de planning. Très souvent, nous préparons l’avenir en utilisant des méthodes et des outils du passé. J’estime qu’il faut planifier le futur en pensant au futur. Un exemple: certains DRH ont dépensé beaucoup d’énergie pour créer des grilles de compétences. Le problème avec cette approche, c’est qu’une compétence vaut pour le passé et le présent.

Pour le futur, je préfère parler de capacité, un mot qui contient la notion de projection vers l’avenir. On va donc parler de capacités: pourquoi sont-elles nécessaires et comment faire pour qu’elles évoluent? Cela mène ensuite vers les plans de succession et de relève. Là aussi, traditionnellement, les managers RH abordent le planning en termes de postes et d’emplois. Ils devraient le faire en termes d’habiletés (skills en anglais).

Car une capacité est une habileté que vous pouvez emmener partout avec vous. Un emploi est attaché à un lieu et inscrit dans un temps précis. Vous-même Dominique, vous êtes un manager RH, mais votre habileté est la manière dont vous tenez ce rôle et les différentes conditions dans lesquelles vous êtes capable de le tenir. Voilà votre capacité. C’est bien différent qu’un descriptif de poste. En entreprise, quand quelqu’un part, ce n’est pas simplement un fauteuil à repourvoir, c’est un système de talent management flexible à mettre en place.

En guise de conclusion, avez-vous un conseil fondamental à donner à nos lectrices et lecteurs?

N’ayez pas peur d’essayer. Vous ne réussirez pas du premier coup, mais vous aurez appris quelque chose. Et vous pourrez toujours réessayer. Comme le dit la pub Nike: «Just do it». Ne rien entreprendre est pire que tout.

Jac Fitz-enz

On l’appelle Dr. Jac. Il est le père des analyses prédictives de la contribution stratégique des Ressources humaines en organisation. Docteur Jac Fitz-enz de son vrai nom est un vieux routinier de la vie en organisation. D’abord manager RH dans le secteur bancaire puis informatique, il a ensuite fondé sa société de conseil –  Saratoga Institute – et mis en place un immense système de benchmarking RH.

Invité à Zurich par la ZfU International Business School en novembre dernier, il a accepté d’accorder une interview à Dominique Rorive, DRH Europe chez Dupont de Nemours. Calme et posé, Jac Fitz-enz revient ci-contre sur les enjeux majeurs des  ana lyses prédictives pour le secteur RH.

 

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Dominique Rorive est DRH Europe chez Dupont de Nemours à Genève.

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