Fifélisation

La rétention du personnel, un art encore à ses balbutiements

La mobilité croissante du personnel incite des nations entières à se battre pour le maintien des spécialistes qu’elles ont formés à prix d’or. Pour les RH, le défi sera logistique: comment mettre en accord les besoins individuels des porteurs de savoirs avec les structures et les processus d’une entreprise.

Rédiger des certificats pour les employés quittant l’entreprise, conduire les entretiens de sortie, redéfinir ensuite les fonctions vacantes en concertation avec la ligne, rédiger les offres, identifier, examiner puis choisir les nouveaux candidats, pour les intégrer finalement dans l’entre-prise et les former à leur fonction. La lutte quotidienne qui occupe la plupart des départements de ressources humaines implique un travail et des ressources considérables. En raison de la mobilité moderne, que l’on constate avant tout chez les cadres les plus qualifiés, c’est-à-dire les détenteurs de savoirs, les fluctuations entraînent des coûts considérables suite aux pertes de ces sa-  voirs et aux retards dans les projets; coûts d’autant plus élevés que les cadres supérieurs et les services extérieurs sont les plus touchés. Les fluctuations constituent souvent un des premiers éléments de coût dans les entreprises.
La rétention du personnel, à savoir la fidélisation des employés qualifiés, confronte les en-treprises à deux problèmes: premièrement, comment limiter les fluctuations en général; et deuxièmement, comment garder le plus longtemps possible au sein de l’entreprise le personnel des fonctions clés, vu les grandes ressources investies pour elles?

Mais la fidélisation du personnel qualifié constitue aussi un défi de plus en plus crucial pour l’ensemble de la société. Suite à la mobilité qui est pour ainsi dire illimitée de nos jours, des nations entières se battent désormais pour le maintien, dans leur propre pays, des spécialistes qu’elles ont formés au prix de lourdes dépenses. Depuis bien longtemps, la «guerre des talents», déclenchée pour attirer les meilleurs spécialistes, n’est plus circonscrite dans le cadre étroit de l’entreprise. L’ensemble des savoirs et des compétences qu’offre une place économique est un des principaux facteurs comparatifs de sa compétitivité. Défi pour la gestion d’entreprise et les économies nationales, la rétention du personnel constitue également un enjeu au niveau social. Vu que de nombreux conjoints ne sont plus disposés à se lier durablement, le modèle de la famille classique est en danger. Devant les exigences de la famille traditionnelle, de nombreux couples se retrouvent dans une situation d’échec; bien d’autres font l’impasse dès le début. Les institutions au sein de la société souffrent du désengagement des nouvelles générations, car celles-ci ne semblent vouloir contracter aucune obligation face à des associations «qui ne servent à rien». De manière parallèle, si dans le passé l’employé s’identifiait avec son entreprise, aujourd’hui il semble plutôt s’identifier avec son propre succès. Contracter des liens, s’engager loyalement: autant de valeurs en baisse. Les valeurs en hausse, en revanche, s’appellent changement et mobilité. Ainsi la diversification prend le dessus sur la spécialisation, le mouvement sur la stabilité, le dynamisme sur la tranquillité, la flexibilité sur la lo-yauté, les perspectives – même incertaines – sur la sécurité, la liberté sur la responsabilité; et au-dessus de tout engagement social triomphe l’individualisme.

De toute apparence, nous sommes confrontés à une mutation profonde des valeurs dans notre société, qui modifie les comportements d’une manière décisive. Alors que de nombreuses en-treprises tentent de fidéliser leurs employés avec des programmes d’encouragement pour les plus talentueux, avec de nouveaux modèles de rémunération ou une nouvelle culture entrepreneuriale, une approche globale et durable de la question fait défaut. On se contente de réagir aux problèmes qui ne cessent de se poser, sans attaquer le mal par la racine. Mais un tel saut ne saurait advenir sans se rendre à l’évidence des principaux facteurs et véritables causes de l’évolution.

La société du savoir confère au savoir et aux qualifications personnelles le statut de facteurs économiques parmi les plus importants; l’individu qualifié en tire un pouvoir considérable dans les entretiens d’embauche. Dorénavant, pour collaborer avec les entreprises, les cerveaux les plus qualifiés leur dictent dans une large mesure leurs conditions. Moins disposé à se montrer loyal, il s’agira pour chaque individu d’optimiser son bénéfice personnel. L’évolution démographique renforce cette tendance dans la mesure où le manque croissant de spécialistes et cadres hautement qualifiés accroît encore leur pouvoir. Avec les politiques d’ouverture et la mondialisation des marchés, partant l’intégration des marchés de travail, nous entrons dans une nouvelle dimension du problème, car la mobilité des cer-   veaux a pour conséquence que la ruée vers les savoirs se manifeste désormais à l’échelle globale. La «guerre des talents» constitue un enjeu international et, qui plus est, politique.

L’individualisation croissante des agents économiques y joue un rôle décisif. Tandis que les valeurs sociales s’estompent petit à petit, l’impératif de l’accomplissement individuel se célèbre de plus en plus souvent avec ferveur. Au sommet de la pyramide de Maslow, les intérêts de la so-ciété étouffent sous les besoins d’accomplissement personnel; le travail ne s’entend plus comme gagne-pain subvenant aux besoins existentiels, mais sa valeur découle de l’estime qu’il procure et de la possibilité de s’y accomplir personnellement, du moins dans le cas des mieux qualifiés. C’est justement en vertu de leur individualisation prononcée que les détenteurs de savoirs poursuivent des intérêts individuels; les mesures prises de manière générale tendent donc à rester sans effet. En guise de résumé, nous pouvons retenir que les besoins des employés dans les fonctions clés sont individuels; qu’ils possèdent en effet le pouvoir de satisfaire ces besoins, dans un environnement qui les favorise et les encourage à cet égard (voir graphique 1).

Or, chaque entreprise doit chercher une réponse à cette profonde mutation des valeurs, en proposant de nouvelles filières d’emploi, adaptées aux besoins individualisés des détenteurs de savoirs. Dans le cadre entrepreneurial, il s’agit de satisfaire aux besoins de chacun sur le long terme tout en les mariant avec les intérêts de l’entreprise elle-même.

Dans cet objectif, il faut que l’entreprise s’efforce d’obéir inconditionnellement aux besoins de diversification, de changement, de dynamisme, de flexibilité, de perspectives, de liberté et d’individualité de ses cerveaux. Pour atteindre ce but, l’entreprise devra définir avec son détenteur de savoirs un rapport de travail de manière parfaitement flexible et individuelle. Les solutions toutes faites et appliquées globalement ne parviendront jamais à satisfaire les porteurs de savoirs, dans un marché du travail compétitif; tout au contraire, ces solutions entravent les perspectives du personnel tout en l’amenant à vouloir optimiser sans cesse son bénéfice, à l’affût d’alternatives plus attrayantes. La clé de la rétention du personnel est donc de construire des partenariats individualisés au cas par cas, fût-ce au détriment de tous les règlements de l’entreprise. La seule règle admise, ce serait de continuellement revoir et adapter les rapports de travail individuels, de commun accord avec les personnes intéressées. 

Ces nouveaux contrats formuleraient des conditions de travail individuelles en lieu et place des modèles en vigueur dans toute l’entreprise; ils ouvriraient des perspectives personnalisées dans le futur au lieu de carrières toutes tracées, avec des accords de prestations ainsi que des rémunérations individualisées au lieu de programmes systématiques, et des rapports hiérarchiques adaptables au lieu d’une culture décisionnelle unifiée. Tout cela impliquerait en outre que le principe de l’égalité de traitement s’éclipse devant la satisfaction de l’individu. 

Au début, il s’agit évidemment d’identifier les porteurs de savoirs indispensables au sein de l’entreprise. Ensuite, pour la construction d’un partenariat, il faut se rendre compte des besoins réels des cerveaux. Cela représente un véritable défi, car comment identifier non seulement les besoins manifestes, mais encore ceux qui restent dans l’ombre? Cette tâche s’avère encore plus ardue au cours des procédures d’une embauche. La culture d’entreprise doit permettre de communiquer ouvertement avec les candidats. Mais l’entreprise doit encore disposer des personnalités idoines, capables de construire un rapport de confiance avec les porteurs de savoirs. C’est en vertu de cette confiance que tous les pas successifs sont entrepris; un partenariat durable requiert une transparence et une franchise sans faille. Sur la base des informations obtenues, on pourra procéder à la formulation, avec le détenteur de savoirs, d’une convention de partenariat totalement personnalisée. Cela implique que du côté des ressources humaines et des différents départements concernés dans l’entreprise, les représentants respectifs jouissent des pouvoirs nécessaires. Ils détermineront, de commun accord avec le candidat, tous les paramètres de sa collaboration ainsi que la gestion de sa carrière à l’intérieur du groupe. La gestion des carrières fournit d’ailleurs le meilleur exemple d’un domaine où il faudra dépasser les limitations traditionnelles: surtout dans de grands groupes, il s’agit de profiter de la grande diversité des activités pour offrir de nouvelles perspectives aux détenteurs de savoirs, à condition que le système soit perméable.

Pour ce faire, il faudra non seulement adopter l’optique de l’individu, mais encore qu’elle soit encouragée par un département de ressources humaines actif au niveau du groupe entier, englobant toute la gamme de ses activités. Dans les PME, on peut envisager des alliances pour le développement de carrières avec d’autres entreprises qui ne se trouvent pas dans un rapport de concurrence direct, afin de permettre à des détenteurs de savoirs d’évoluer également en dehors de la société qui les a embauchés. L’important, ce ne sera pas de «posséder» un cerveau en exclusivité, mais de lui donner une satisfaction personnelle qui le fidélise par rapport à l’entreprise et perpétue l’alliance pour le développement de sa carrière. On pourra créer des pools flexibles de cerveaux, entretenus et exploités en commun par différentes entreprises. D’où le besoin et la nécessité de redéfinir, diriger et engager de manière plus flexible les ressources intellectuelles. Quand on parle de la fidélisation des détenteurs de savoirs, il ne s’agit pas d’assurer leur présence physique permanente, mais plutôt de garantir un accès durable à leurs savoirs, et d’assurer leur disponibilité à s’engager de manière flexible pour l’entreprise. La mise en œuvre d’un programme de rétention du personnel s’en trouve par là simplifiée (voir graphique 2).

Il va de soi que l’on ne saurait individualiser à l’excès les partenariats avec les détenteurs de savoirs. Eu égard au manque de savoirs et de qualifications, qui s’aggravera de manière problématique, les entreprises devraient toutefois tenter dès à présent de se dépasser elles-mêmes, et de poser de nouveaux jalons. Il s’agit de répondre dans le fond aux questions de la fidélité dans le contexte de l’individualisation; car certaines actions isolées, appliquées sans distinction, pourront fasciner quelques employés à court terme, mais ne sauraient les fidéliser à plus long terme.

La gestion des ressources humaines est donc amenée à redéfinir son rôle. Sa principale activité ne consistera plus, comme aujourd’hui, dans le recrutement d’une relève, mais bien plus dans l’encadrement personnel, la prise en charge individuelle, le développement, la motivation ou tout simplement la fidélisation des divers porteurs de savoirs. Les départements de ressources humaines ne s’occuperont plus en première ligne de décrire des postes, de conduire des entretiens d’embauche ou de rédiger des certificats, mais relèveront le défi logistique de mettre en accord les besoins individuels des porteurs de savoirs avec les structures et les processus d’une entreprise. Ils travailleront à harmoniser les exigences formulées par les différents départements de l’entre-prise et les souhaits des porteurs de savoirs, qu’ils épauleront dans leur carrière, en tant que con-seillers et coordinateurs. Ils évolueront en outre comme les principaux médiateurs au sein de l’entreprise, car c’est aux ressources humaines qu’il incombe d’enthousiasmer l’un pour l’autre un employé et une entreprise et de les lier par une relation loyale. La gestion des ressources humaines n’a pas tellement besoin d’administrateurs ou de psychologues spécialisés: il lui faut au contraire des personnalités fascinantes et charismatiques, avec lesquelles il soit possible de s’identifier, qui inspirent de la confiance tout en assumant leur leadership. Mais en vérité, ce profil est bien trop rare encore dans les départements de ressources humaines.

 

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Pascal Scheiwiller est CEO chez von Rundstedt.

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