Agilité organisationnelle

«L’agilité, c’est servir l’autre sans pour autant s’asservir»

Auteur de plusieurs livres sur l’agilité en entreprise, le Français Jérôme Barrand précise ici le contexte qui a donné naissance au besoin d’agilité et détaille les mécanismes d’une entreprise agile.

Voyez-vous un lien entre la crise du Covid-19 et le besoin d’agilité des entreprises?


Jérôme Barrand: Oui (sourire). Historiquement, l’agilité organisationnelle est née dans un contexte de forte turbulence et le moins que l’on puisse dire, c’est que nous traversons aujourd’hui une période turbulente! La réponse de nos décideurs exploite d’ailleurs tous les leviers de l’agilité: l’anticipation, la coopération et l’innovation.

Comment activent-ils ces trois leviers dans le contexte actuel?


L’innovation, car nos autorités doivent agir autrement que ce dont ils ont l’habitude. La coopération, car ils sont extrêmement sensibles à la satisfaction de l’ensemble des acteurs. Et l’anticipation, car ils sont très attentifs aux conséquences de leurs décisions.

Dans votre livre (1), vous parlez d’une montée de l’humanisme, de l’amour et de la bienveillance. Vous faites référence à Joseph Stiglitz et à Jacques Attali. Qu’entendez-vous par là?

Il y a aujourd’hui une prise de conscience que nous ne pouvons plus agir seul face à la crise. Agir avec les autres n’est pas suffisant non plus. Se contenter de coordonner des gestes ne suffira pas pour être performant. Il faut apporter du sens et être réellement contributeur les uns par rapport aux autres. Du coup, il faut avoir un véritable et sincère intérêt pour les autres. Sinon, les gens ne joueront pas avec vous.

Un exemple?

Prenons cet entretien. C’est parce que nous avons tous les deux un véritable intérêt pour l’agilité en entreprise que nous nous intéressons l’un à l’autre. Notre relation va même au-delà du simple journaliste qui interroge un expert. C’est cette petite étincelle en plus qui permet la coopération. C’est elle qui va mettre en mouvement la dynamique collective, avec un sens commun.

Vous dites aussi que la valeur structurante de la société est passée du travail au bien-être. Qu’entendez-vous par là?


Je fais référence aux Trente Glorieuses, où l’accord tacite était que le but de la vie était de gagner de l’argent. C’était la société de consommation et tout le monde, à des degrés variables, y adhérait. A cette époque-là, la coopération était purement matérielle. Aujourd’hui, les nouvelles générations – et même les anciennes qui se mettent à muter – souhaitent contribuer à quelque chose de plus grand, elles ont un besoin plus fort de sens au travail et veulent servir le collectif et servir l’autre.

Un exemple?

Je le vois avec mes enfants. Pour eux, gagner de l’argent pour gagner de l’argent ne les intéresse pas. Ma fille aînée a choisi de travailler dans une société coopérative plutôt que dans une société anonyme. Ce qui l’intéresse, c’est l’état d’esprit coopératif. Nous le constatons aussi dans la crise actuelle. Il y a une immense demande de changer le monde, de changer le système, de ne plus vivre pour travailler, mais de travailler pour vivre. La crise que nous vivons va peut-être amplifier et accélérer cette demande.

Ce matin, j’ai entendu que le gouvernement britannique est très content de l’attitude de la population qui a bien respecté les mesures de confinement. Ce même gouvernement s’inquiète en revanche que la population ne respectera pas les appels à reprendre le travail...

(Rires). Oui, cette crainte est compréhensible, car les gens n’ont plus envie de travailler pour travailler. Avec ce confinement, ils se sont rendus compte que la vie peut être agréable et qu’il n’est pas nécessaire de s’arracher pour gagner du fric. L’argent est une valeur, mais plus la seule.

Vous écrivez aussi que le «principe disciplinaire par la norme cède la place au principe de l’auto-contrôle par l’écoute.» Expliquez-nous?

Quand je parle de norme, je fais référence aux normes ISO. Grosso modo, le principe de la norme ISO est le suivant: je dis ce que je fais, je raconte comment je le fais et je prouve que j’ai bien fait comme j’ai dit.

Un exemple?

Je dis que je fabrique un stylo, j’explique comment je le fabrique et je prouve ensuite que j’ai bien respecté toutes les étapes. Résultat: je suis certifié ISO... Mais ce n’est pas une preuve de qualité! C’est une preuve de quantité! Toutes nos normes ont été conçues pour prouver que nous étions capables de refaire à l’infini la même chose. Et pour y arriver, nous avons normé le travail, les tâches et les processus.

C’est ce qu’on appelle le taylorisme...

Exactement! Et il implique de l’obéissance. Entre temps, nous avons rajouté à cette dimension la satisfaction-client. Le client est-il satisfait? Le client veut-il consommer exactement comme les autres? Souhaite-t-il un service différent? Nous avons en quelque sorte tenté de normer l’intangible.

C’est ce qui s’appelle le client-roi...

Oui, sauf que le client-roi je n’y crois pas! Car pour le satisfaire, je dois parfois me rabaisser pour le servir. Je ne suis pas d’accord! La satisfaction doit aller dans les deux sens. Si le fournisseur doit prendre des risques et se mettre en danger pour satisfaire son client, la relation devient malsaine. L’équilibre doit être naturel, comme dans toute relation humaine.

L’agilité n’est-elle pas un autre moyen d’essorer encore plus l’être humain au travail?


Surtout pas! L’agilité doit être comprise dans son ensemble. En agilité, une entreprise n’a le droit d’exister que si elle contribue à la société dans laquelle elle se développe. L’expression est assez forte, j’en conviens, mais cela souligne que le sens au travail est premier. Ensuite, le but de l’agilité est d’obtenir de la performance sans mettre les gens dans le rouge. Il s’agit d’obtenir de la satisfaction individuelle et collective. Servir l’autre sans pour autant s’asservir. Cet équilibre systémique est au cœur de l’agilité. Nous vivons désormais dans un «jeu à somme nulle». Si un acteur s’enrichit beaucoup, c’est sans doute au détriment d’un ou plusieurs autres.

Avez-vous un contre-exemple?

Prenons le cas d’Uber. Au départ, cette société a très intelligemment pris conscience du contexte: de nombreuses personnes au chômage disposant d’une voiture sont en mesure de générer un revenu tout en contribuant à diminuer les émissions de CO2 sur la planète. Uber crée donc un logiciel qui met en contact les chômeurs avec des clients. En échange, ils prennent une commission de quelques %. Jusque-là, le jeu est extrêmement équilibré et l’idée d’Uber est excellente! Les individus, les clients, Uber et la société en général sont tous satisfaits!

Sauf qu’Uber a pris conscience de son pouvoir et a augmenté la commission à plus de 20% et le système a été déséquilibré. Désormais, pour s’en sortir, les chauffeurs Uber doivent travailler 16 ou 17 heures par jour. Le jeu n’est plus le même. L’agilité n’est pas faite pour exploiter davantage les gens. Au contraire, l’agilité devrait permettre de mieux équilibrer le système et faire en sorte que l’ensemble des acteurs soient satisfaits.

Mais il y a tout de même un risque. De nombreux chefs d’entreprise voient dans l’agilité une manière de demander encore plus de flexibilité... 

Oui, ce risque existe. Comme il existe avec l’entreprise libérée, avec l’entreprise lean et avec toutes les autres méthodes. C’est d’ailleurs pour cela que nous proposons du coaching afin d’éviter tous ces biais.

Peut-on créer une entreprise agile sans soigner l’agilité des individus?


Non. Pour avoir vu des centaines de personnes mettre en place les méthodes agiles, une approche lean ou une structure organisationnelle plus ou moins libérée, je pense que c’est impossible à faire si vous ne travaillez pas sur la culture et les comportements des individus.

Dans ce contexte, les managers ont un rôle clé à jouer. Le rôle du manager n’est pas d’exploiter les autres à l’aide de ces nouvelles méthodes. Ils doivent plutôt les aider à appliquer ces méthodes en commençant par développer leur propre agilité.

Comment développe-t-on son agilité personnelle?

Dans un premier temps, il est important de prendre conscience de sa propre agilité. Je vois là deux manières de procéder. Par le dialogue et le coaching ou par la mesure. J’ai créé un outil – l’Agile Profile® – qui ressemble à un test de personnalité sauf qu’il mesure la capacité à mettre en œuvre les leviers de l’agilité: anticipation, coopération et innovation. Ce test permet aussi de vérifier si vous êtes en mesure d’exploiter vos capacités agiles sous pression.

La deuxième étape?

Prendre conscience que cette manière d’agir a un véritable impact sur les relations que vous entretenez avec les parties prenantes et sur votre manière d’atteindre la performance. Et enfin il est nécessaire de pratiquer, pratiquer et pratiquer... c’est-à-dire interroger sa manière de faire. Il n’y a pas de chemin facile vers l’agilité.

Personnellement, quand j’entreprends une activité, j’essaie le plus souvent possible de penser aux conséquences, à la satisfaction des personnes en face de moi et je suis toujours prêt à modifier mon action ou à proposer une autre version si la situation l’exige.

Sommes-nous tous égaux face à l’agilité?

Je n’ai pas encore réussi à identifier une relation claire entre un type de personnalité et la mise en œuvre de l’agilité. Cela dit, je n’ai pas mené d’étude scientifique sur le sujet non plus. L’agilité est la capacité à se mouvoir quel que soit le contexte. Dans un contexte qui réclame beaucoup de normes, un contexte très régulé, être agile consiste à être capable de vivre dans ce contexte au moment où il le faut.

Si vous êtes dans un contexte plus libéré, où on vous demande de l’initiative et de la responsabilité, l’agilité signifie d’être capable de sortir de la norme et d’aller dans un monde adaptatif. Il y a donc toujours un mélange de régulé et d’adaptatif. Toutes les personnes n’ont pas les mêmes capacités. Par contre, nous avons tous un potentiel minimum de régulé et d’adaptatif.

Qu’entendez-vous par là?

Le régulé, c’est ce que nous apprenons enfant pour vivre en société. Pour vivre avec les autres, il faut suivre un minimum de règles. Le minimum étant la politesse par exemple. Et nous sommes aussi tous aptes à vivre avec un minimum d’adaptation, de liberté et responsabilité. C’est la capacité d’adaptation de l’être humain qui l’a aidé à dominer le monde.

Si je donne un pourcentage, selon mon expérience, je n’ai jamais trouvé personne en-dessous de 40 – 45% de capacités régulées et personne en-dessous de 40 – 45% de capacités adaptatives. Pour autant, nous sommes tous plus ou moins typés.

Vous-même par exemple, de quel type êtes-vous?

Je fais partie des gens qui sont au minimum du régulé et au maximum de l’adaptatif. Donc vous ne me mettrez pas dans une usine à améliorer la production. Vous me mettrez plutôt dans une start-up, dans des aventures projet, originales et innovantes.

La posture du manager agile est très différente de celle du manager classique. Peut-on former ces managers vers plus d’agilité ou faut-il en recruter des nouveaux?

Je dirais d’abord qu’on ne force pas à boire un âne qui n’a pas soif. Si vous avez en face de vous un manager qui ne veut rien entendre, cela ne marchera pas. Pour les autres, bien sûr qu’on peut les accompagner! C’est même le cœur de mon métier... J’aide les managers à prendre conscience de leurs actions et je leur montre qu’il y a d’autres manières d’agir tout aussi efficaces.

Vous écrivez que les systèmes d’informations RH (SIRH) sont essentiels à la réussite d’une entreprise agile. Quel est le lien?


Ces systèmes d’informations sont la cause de l’agilité plus que le moyen d’y répondre. Depuis l’arrivée d’Internet, les entreprises ne reconnaissent plus rien. Internet a détruit toute la logique verticale sur laquelle la société humaine s’était bâtie depuis 200’000 ans.

Du chef qui parle à quelques-uns, nous sommes passés au chef qui écrit à beaucoup, puis au chef qui imprime ses écrits et qui les diffuse au très grand nombre. Avec Internet, nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la communication de tous vers tous.

Donc c’est une transformation de la communication qui explique ce besoin d’agilité?

Oui, mais pas uniquement. Avant, la société était basée sur du matérialisme et la fabrication de biens physiques. L’énergie de notre économie était physique, d’abord la force humaine, puis la force animale, puis la machine à vapeur qui permettait de produire une infinité de biens.

Aujourd’hui, le moteur de nos économies est l’information, le big data et du coup on détangibilise complètement une partie de l’économie. Ces technologies de l’information sont en train de provoquer ce besoin d’agilité. Et pour répondre à ce besoin d’agilité, il y a évidemment une composante humaine, mais il y a aussi une composante digitale.

L’agilité permet de trouver cet équilibre systémique: le bon dosage entre l’humain et le digital. La technologie est la cause et, étant la cause, elle est aussi une partie du remède.

Décrivez-nous le futur agile des processus RH suivants: le recrutement?


Je n’aime pas qualifier les choses d’agiles. Nous ne ferons pas du recrutement agile, du management de projet agile ou des processus agiles. Le recrutement reste du recrutement: sourcing de CV, analyse de poste, analyse des compétences, sélection des CV et entretiens...

Par contre, je préfère sélectionner quelqu’un qui a cette capacité à tenir compte de son contexte, à reconnaître si le contexte est plus ou moins régulé ou plus ou moins adaptatif et de s’y ajuster que de recruter quelqu’un qui sait bien faire quelque chose. Donc à l’avenir, je vais modifier les critères de recrutement. Les critères du savoir-faire vont passer au second plan alors que les critères de l’agir vont passer au premier plan.

L’évaluation?

Même motif, même punition. A mon avis, un bon collaborateur n’est pas celui qui exécute parfaitement son cahier des charges, c’est plutôt celui qui aura une capacité d’initiatives face à une situation relativement anormale, capable de comprendre que c’est anormal et de ne pas continuer à faire la même chose. Donc je vais introduire de nouveaux critères d’évaluation.

Vous ne changez rien au processus?

Si. A mon avis, un processus d’évaluation devrait se faire en continu. Le manager doit échanger avec ses collaborateurs au moins une fois par mois.

Et la rémunération?

C’est un beau sujet. Aujourd’hui, l’esprit de la rémunération signifie donner de l’argent à quelqu’un pour un certain nombre de tâches exécutées. De plus, nous avons mis dans la tête des gens que faire carrière, c’est augmenter son salaire tout au long de la vie en prenant du grade et de l’ancienneté. Et si possible en restant dans le même métier. Or je ne conçois pas une carrière de cette manière.

Comment la concevez-vous?

Une carrière, ça peut être de monter, de stagner, voire de redescendre. Je vais vous donner l’exemple d’un ami, dont la femme, malheureusement, l’a quitté. Il s’est posé un tas de questions et a dit à son patron: «Je ne peux plus manager. Je suis trop mal moi-même pour m’occuper des autres». Il a donc demandé à être dégradé et a perdu 10% de son salaire. Trois ans plus tard, après avoir repris de la solidité personnelle, il a recommencé son ascension.

La linéarité de la rémunération est à mon sens une aberration. Il faut aussi réserver une part de la rémunération à la prime qui doit être collective et égalitaire. Pourquoi le manager aurait-il droit à une plus grosse prime? Il y a là quelque chose qui m’échappe. Sans ses collaborateurs, le manager ne pourra pas être performant.

 

(1) Jérôme Barrand: Le Manager agile, éd. Dunod (3ème édition), 2017, 264 pages

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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