Le passage d’une multinationale en mode «Shared Services»
Avec plus de 60000 collaborateurs à travers le monde, la multinationale américaine DuPont s’est engagée sur la voie du «HR Shared Services». Résultat: une réduction des coûts de 35%. Le détail de cette transformation avec le DRH du groupe pour la Suisse, Dominique Rorive.
Le premier contact avec la multinationale DuPont en vue d’écrire cet article a été pris par téléphone. Après avoir composé le numéro genevois de la firme, je demande le département des ressources humaines. Quelques manipulations téléphoniques plus tard, une jeune femme au français impeccable me propose son aide. J’imagine mon interlocutrice contemplant comme moi la grisaille printanière helvétique depuis les bureaux cossus du siège européen de DuPont à Genève. Tout faux. Elle me parle depuis le «HR Shared Service Center» au nord de l’Espagne, sous un soleil de plomb. Me voilà plongé en plein sujet. Pionnier de cette pratique, la société DuPont secteur Europe a inauguré en avril 2002 déjà son «HR Shared Service Center» dans la région des Asturies, en Espagne. Il s’agissait d’un processus, engagé en janvier 2001, qui a permis une réduction des coûts RH de 35%. Mais si cette opération vise avant tout à rationaliser les tâches administratives de chaque service du personnel, le passage au modèle «Shared Services» a également permis de mieux mettre en valeur le rôle stratégique des ressources humaines. C’est à Genève cette fois, que Dominique Rorive, DRH du groupe pour la Suisse, a accepté de nous raconter les détails de la mise en place de cette nouvelle procédure RH.
Choisir un système de «HR shared services» est en général une affaire de multinationales. Car pour que l’investissement en vaille la peine, la taille de l’entreprise est sans aucun doute un critère décisif. Pas étonnant par conséquent que parmi les sociétés qui ont choisi ce modèle on retrouve IBM, Siemens, Novartis ou Procter & Gamble. Avec 60000 collaborateurs dans 70 pays, DuPont ne fait pas exception à la règle. Le siège européen de la firme à Genève est par contre un des premiers à s’être lancé sur cette voie en unifiant dès 1997 les 28 systèmes de «Payrolls» que le siège comptait en Europe. La centralisation des départements de ressources humaines européens s’inscrit dans la même logique: rationaliser les procédures administratives. DuPont choisit un site de production dans les Asturies, au Nord de l’Espagne, pour installer son «HR Shared Service Center» pour l’Europe.
Du côté RH, c’est l’arrivée du nouveau responsable des ressources humaines pour l’Europe, le britannique Tim Farrell, qui a été le point de départ de la transformation. Farrell commence par commander un état des lieux des différents départements RH européens. Les consultants et le personnel interne qui planchent sur le rapport arrivent à deux conclusions: 1) les rôles et les res-ponsabilités RH ne sont pas assez clairement définis; 2) une large partie des activités RH sont administratives. Devant ce constat, DuPont lance une équipe projet, dont fait partie Dominique Rorive, pour étudier les solutions possibles. «En six mois, nous avons dégagé quatre options: une approche «portfolio», une sorte de décentralisation des activités RH; l’harmonisation des processus; la création d’un «Shared Service Center» et enfin l’externalisation pure et simple des tâches RH de la firme», explique Dominique Rorive.
Les deux premières options sont rapidement mises de côté. «Pas assez drastiques». Restent les idées d’un «shared service center» et d’une externalisation. «On a opté pour la première parce qu’elle nous permettait de réduire le temps consacré aux affaires administratives et de nous concentrer sur le reste de l’organisation», se souvient Dominique Rorive. Sachant qu’aujourd’hui, DuPont est en train d’externaliser complètement ses services RH, pourquoi ce choix? «Car on pensait qu’il fallait commencer par harmoniser nos processus avant de les outsourcer complètement», concède-t-il.
Depuis la décision d’opter pour un modèle «shared service» en juin 2001, les choses sont allées très vite. Première opération: DuPont harmonise son système informatique. Pour les spécialistes, ils passent du modèle SAP 3.1i au 4.6.C. Aujourd’hui, ils sont en train de passer au SAP HCM (Human Capital Management). «L’investissement est relativement important mais absolument nécessaire pour réussir la transition», note Dominique Rorive. Qui conseille même de regrouper l’harmonisation informatique et organisationnelle en une seule étape: «L’investissement est plus grand mais cela accélère considérablement la transition. Et par conséquent le retour sur investissement.»
Une fois le réseau informatique en place, commence la création du «HR Shared Service Center». Pour le site, DuPont opte pour le nord de l’Espagne, «car un site de production et notre centre financier pour l’Europe y étaient déjà sur place». Et bien sûr, les salaires espagnols (environ 1500 euros, ndlr) sont plus intéressants. L’organisation des ressources humaines de DuPont en Europe se fait en quatre blocs. L’idée est de former des «clusters» de compétences RH selon les besoins des collaborateurs et les différents besoins de l’entreprise.
Sur le site espagnol, on retrouve d’abord un «call center», appelé «Call HR» (le cluster dans lequel travaille mon interlocutrice mentionnée dans l’introduction de cet article). Dans ce premier secteur, on retrouve toutes les activités dites répétitives (paiements des salaires, assurances mais aussi réception des dossiers de candidature et formalités administratives liées à une maladie par exemple). Ces tâches n’impliquent également pas de contact en «face à face». Pour effectuer ce travail, DuPont recrute à travers toute l’Europe. Profil des collaborateurs: de jeunes professionnels des ressources humaines et de jeunes gradués cherchant une première expérience professionnelle et qui sont d’accord de travailler dans un pays étranger pour un salaire relativement modeste (voir ci-contre).
Le deuxième «cluster» réunit les savoir-faire liés aux compétences et à la mise sur pied de politiques RH. Basé dans l’ensemble de l’Europe et baptisé «Virtual center of expertise», il s’agit d’un service de consulting «maison», capable de mener des réflexions en profondeur sur les besoins spécifiques de chaque pays. Les employés qui y travaillent disposent donc d’une certaine connaissance des pays qu’ils doivent gérer.
Le troisième «cluster» est consacré à la stratégie des business. Nommé SBU (Strategic Business Unit) HR Partner, ce service est surtout destiné aux managers des différents départements de DuPont. Il est géré par des employés RH qui ont une grande expérience des ressources humaines.
Enfin, le quatrième «cluster» est autour des sites de DuPont et des pays. On y conduit tous les entretiens d’embauche par exemple. Et toutes les activités RH qui nécessitent un contact personnel.
Avec ce modèle, DuPont a donc réussi à couper dans ses dépenses administratives, par son système informatique et par la rationalisation des tâches qui sont de plus effectuées dans un pays aux salaires relativement bas. D’un autre côté, la fonction ressources humaines de DuPont a gagné en professionnalisme. Car le personnel RH peut désormais se concentrer sur les problèmes de fond (formation, gestion des compétences, talent management, innovation et contribution stratégique), en endossant un rôle de consultant.
Opérationnel depuis avril 2002, le centre espagnol emploie aujourd’hui une centaine de personnes. Elles gèrent 39 sites différents à travers l’Europe, ce qui représente 15000 employés et six langues différentes. A titre d’exemple, les fiches de salaires des 15000 collaborateurs européens sont préparées en Espagne puis envoyées dans un seul fichier à une société en Allemagne, qui effectue l’impression et les envoie au domi-cile des collaborateurs. Une banque unique s’occupe d’effectuer le paiement des salaires d’un montant de 1 milliard de francs par année.
Mais pour le personnel RH, ces économies n’ont pas été sans conséquences. En Europe, les départements RH sont passés de 320 à 160 collaborateurs (tous pays confondus). Ajoutez à ce chiffre les 100 employés «low cost» recrutés au «HR Shared Service Center» espagnol, la coupe dans le contingent RH aura finalement été de 160 personnes. «La transition a pris du temps. Et pour les employés RH restés en place dans les différents pays, ils sont passés d’une fonction opérationnelle à un rôle de consultant ou de coach. Ce qui n’a pas été évident pour tout le monde», observe Dominique Rorive.
Finalement, la transition d’un modèle décentralisé au modèle «shared services», n’aura été qu’une étape intermédiaire. Car si l’expérience pionnière de DuPont Europe a permis des économies substantielles, le siège américain de la firme a décidé en novembre 2005 d’externaliser tous ses départements RH à travers le monde. C’est le prestataire de service américain Convergys qui a décroché le mandat. Le contrat sera monnayé 1,1 milliard de dollars sur une période de 13 ans. Convergys a promis une amélioration de la productivité de 20% au démarrage et même de 30% après les cinq premières années.