Je l'ai rencontrée lors d'un entretien de recrutement. Elle? Une jeune femme, 26 ans, bardée de diplômes et de recommandations. Ses lunettes - surdimensionnées comme la mode l'exige - auraient cependant dû attirer mon attention. Lorsqu'elle les retira, un peu comme un chirurgien enlève son masque, j'aperçus ses verres de contact «bleu acier» qui contrastaient diablement avec sa peau métissée.
Recruter? Entrer dans l'imaginaire de l'autre
Elle m'expliqua son parcours. Je lui parlai du poste à repourvoir. Elle insista sur le fait que Lausanne lui apparaissait comme une ville de province et qu'elle craignait «s'ennuyer», tout en bousculant sa longue mèche lui couvrant le front. J'observais une scarification à la racine des cheveux (tatoo, postiche?). «Vraiment?» lui répondis-je, à la fois agacé et surpris. «Vous comprenez, ajouta-t-elle, j'ai été élevé à Paris et obtenu mon bac à 17 ans dans une Ecole de commerce américaine.» La suite, vous vous en doutez: son père, diplomate, l'envoya à New York dans une université privée («l'une des meilleures selon le magazine Forbes»). Elle en ressortit bachelorisée à 20 ans avec toge et chapeau carré. Là-dessus, sa mère, allemande et pianiste amateur, lui proposa de prendre une année sabbatique, rituel de passage éminent de toutes les familles bourgeoises. Barcelone fut choisie; un programme socio-humanitaire déniché; un cours de langue financé; un joli loft trouvé, proche d'une célèbre galerie d'art contemporain.
Etudier? Se chercher? Avoir du nez!
21 ans, c'est bien trop tôt pour travailler, décréta la Belle. Qui, avec le sponsoring parental, partit aux Indes («les US, vous comprenez, je connais») dans une Business School très valorisée par les ranking internationaux. Elle souhaitait, en effet, se spécialiser dans le «marketing», voire - elle n'en était pas encore sûre - dans le «placement de produits pour des films d'action long métrage». Après avoir obtenu son Master, elle choisit de travailler à Londres dans un célèbre cabinet de consulting reconnu pour son exigence, ses salaires élevés et ses méthodes managériales postmodernes (soit tu t'engages, soit tu dégages). Tête bien faite, elle était aujourd'hui Marketing Senior Manager avec le titre de Vice President. Mais une énième restructuration pointait son nez. A propos de nez, parmi les hobbys de la Belle figurait un loisir très particulier: la chirurgie artistique. «Pouvez-vous développer?» demandai-je, un brin décontenancé. «Je conçois mon corps comme une œuvre d'art et chaque année je procède à une opération chirurgicale non pas esthétique, qui viserait à vous rendre beau, mais à une intervention artistique». Je me réjouissais de transmettre ce nouveau sujet de dissertation au responsable bernois des Brevets fédéraux (spécialiste en gestion du personnel): «La chirurgie artistique favorise-t-elle l'esprit d'équipe? Développez s'il vous plaît».
Mort à Debord, bienvenue à Michael et à M6
Comme elle adorait les voyages, je lui proposai de visiter rapidement nos locaux. J'ai compris qu'elle cherchait davantage un conseil qu'un emploi. Sa chaussure ajourée laissait apparaître un pied orné de plusieurs bijoux tendance «prada-ethno-urban». Elle-même avait imprimé la liste de son réseau Facebook et de ses 428 amis, et m'avait remis dans la foulée un CD sur lequel elle recensait ses 43 clips postés sur Youtube (mon cocktail, mon anniversaire, mes vacances, mon tatoo, mes nouvelles lunettes «œil de mouches»). Voilà donc la génération M6 au pouvoir. Elle ne subit plus la société du spectacle si finement décrite par Guy Debord. Elle vit dans un film qu'elle génère, fabrique, puis en joue. Bien sûr, toutes les classes sociales n'évoluent pas dans le même scénario. Pour Maya, c'est son prénom international - car il peut se prononcer dans toutes les langues, contrairement à Jacqueline - la planète semble trop petite: Paris, New York, Barcelone, Bombai, Londres, français, anglais, espagnol, allemand...
Elle a 26 ans, tout vu, tout connu, tout appris, tout vécu. Lorsque son natel crépita, un blackberry dernière génération, j'ai entendu les premières mesures de Thriller. J'étais persuadé qu'elle sortirait de la salle en enchaînant quelques pas de «moonwalk». Car c'est infiniment clair: Michael Jackson est encore parmi nous...