"Nous contestons la validité statistique de la performance à court terme"
Coauteurs d’un ouvrage intitulé «RH et développement durable, une autre vision de la performance», le professeur de management Bernard Calisti et le consultant Francis Karolewicz soutiennent mordicus que la compétitivité des entreprises passe nécessairement par le développement durable des ressources humaines. Leur analyse et leurs conseils.
Francis Karolewicz (à g.), directeur de fmk Consulting à Paris et Bernard Calisti, professeur à l'école de management de Lyon (EM Lyon). Lyon, le jeudi 18 juin 2009. Photo: Olivier Vogelsant/disvoir.net
L'écologie est une des préoccupations majeures du moment. Paradoxalement, l'écologie, et son corollaire le développement durable, sont plutôt absents des stratégies entrepreneuriales. Et encore plus maintenant en ces temps de crise financière. Trop facile alors de remettre à plus tard l'application des valeurs «développement durable» au sein des entreprises? Pour Bernard Calisti, professeur à l'EM-Lyon (école de management) et créateur d'entreprise, et Francis Karolewicz, dirigeant le cabinet FMK Consulting (basé à Paris) spécialisé en développement des ressources humaines durables, le développement durable est l'avenir de l'entreprise et de l'homme. Il serait temps de «faire» autrement. Trop ambitieux ou trop révolutionnaire? Ces deux spécialistes des ressources humaines apportent leur éclairage.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, quelle est votre définition du développement durable?
Bernard Calisti (BC): le développement durable c'est la combinaison d'enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Si on prend un seul des critères en ignorant les autres, ce n'est pas du développement durable.
L'écologie est la préoccupation du moment. Une préoccupation qui ne se reflète pas toujours dans la politique économique des entreprises, et encore moins en ses temps de crise. Vous soutenez pourtant que monde économique et développement durable sont compatibles, voire indispensables...
Francis Karolewicz (FK): Comment peut-on se positionner dans le développement durable sans l'intégrer dans la stratégie d'entreprise? Le durable ce n'est pas seulement économiser le papier et éteindre les ordinateurs en fin de journée. Notre approche va plus loin que cela. Nous sommes sur le développement durable du capital immatériel de l'entreprise.
BC: L'orientation générale des entreprises aussi bien que des marchés se déroule sur le court terme. Et ce n'est pas parce que l'on met bout à bout plein de moments de court terme que l'on fait du long terme... La crise actuelle en est une parfaite illustration. Elle a fait reculer de 10 ans les valeurs d'entreprises, telles que Michelin. Nous contestons la validité statistique de la performance à court terme. C'est vrai pour l'aspect financier, ça l'est aussi pour l'aspect économique et la gestion d'entreprise. On voit bien que le modèle de la spéculation n'est pas le modèle le plus performant. Il ne s'agit pas de prôner une société «baba cool». Mais arrêtons de mesurer la performance des entreprises sur deux ans! C'est beaucoup trop court. Il semble évident que la gestion des ressources d'une société doit se faire sur le long terme. L'idée principale du développement durable réside dans cette constatation.
Vous militez donc pour un retour aux sociétés patrimoniales?
FK: Des études ont montré qu'entre des sociétés financières et des sociétés patrimoniales de même taille, la performance financière des entreprises patrimoniales est supérieure de 30 pour cent. Ces sociétés quasi familiales ont une volonté de durabilité, de transmission de valeurs et de compétences. Dans notre vision, la performance économique est un élément plus important que la performance financière.
BC: Les entreprises patrimoniales s'appuient sur deux valeurs sous-jacentes importantes. La première, c'est l'engagement. Le dirigeant n'est pas un passager clandestin qui travaille trois ans et part avec un parachute doré. Ce qui est paradoxal, c'est que l'on revient à des comportements de PME: le patron est attaché à son entreprise. La rentabilité est meilleure, c'est indéniable. Le deuxième élément, c'est la réciprocité. Quel était le discours que certains dirigeants tenaient aux salariés dans les années fastes? «On ne va pas partager les bénéfices de la société maintenant, l'entreprise a besoin de cet argent pour se développer». Et maintenant que la crise s'est installée? Les mêmes disent: «Ce n'est pas une bonne période pour partager les dividendes, nous devons nous serrer la ceinture...». Mais attention, notre propos n'est pas de prétendre qu'il y a les méchants patrons d'un côté et les bons salariés de l'autre. Nous plaidons pour une vision cohérente. Cet engagement et cette réciprocité doivent s'appliquer à tous. De haut en bas de l'entreprise. C'est pour nous une des clés de développement des ressources humaines durables.
Vous estimez que la mise en place d'une politique de développement durable au sein d'une entreprise prend du temps. Pour un DRH, quel intérêt alors de se lancer dans une opération fastidieuse, en temp de crise de surcroît?
FK: Le développement durable consiste à être en phase avec son environnement économique, connaître ses clients, ses fournisseurs, ses collaborateurs. Mais c'est surtout imaginer le long terme et innover. Combien d'entreprises, à la première difficulté, licencient, délocalisent, sans stratégie de long terme? Peut-être qu'à court terme, elles maintiennent leur performance financière, mais elles perdent énormément de compétences et de capital immatériel. Ces sociétés sont vouées à disparaître dans les trois à cinq ans. Les entreprises gagnantes sont celles qui innovent. Celles qui responsabilisent leurs collaborateurs, celles qui favorisent la cohésion.
BC: On est dans la crise, tout le monde la prend de plein fouet. Il y a alors plusieurs manières de réagir. La première consiste à se réunir en petit comité. On fait des calculs savants et l'on convient que dorénavant le maître mot de l'entreprise sera «économie». La deuxième solution? «Communiquer». L'entreprise est dans les difficultés. Il faut se demander si des propositions peuvent émerger. Pour cela, il faut poser la question aux syndicats, aux délégués du personnel. Si les collaborateurs ne sont pas impliqués dans le processus, ils auront d'autant plus de résistance lorsque les décisions tomberont. Prenons une image. Si le matin vous vous levez en vous disant: «Ah! Quelle belle journée», la journée démarre plutôt bien. Pas seulement psychologiquement. Cet état d'esprit déclenche un mécanisme biologique qui fait que vous êtes déjà mieux. On peut imaginer que dans une entreprise, ce soit pareil.
Vous prônez le retour de la méthode Coué?
BC: (sourire) Si vous voulez. Mais une méthode Coué prouvée scientifiquement. La confiance, quoi qu'on en dise, a des effets bénéfiques pour l'entreprise. Elle renforce la prise de décision. Mais ce serait réducteur de ramener notre théorie à ce seul principe de confiance.
Soyons plus concrets. Je suis DRH, comment faire pour appliquer le développement durable au sein de mon entreprise?
FK: Je commence par identifier les ressources stratégiques. Ce travail doit se faire avec la direction. Identifier les difficultés, les écueils. Travailler également sur la communication interne et externe. D'accord, nous sommes en période de crise, il y a moins de boulot pour l'entreprise. Alors, proposons une formation aux salariés. Pour acquérir des compétences et de la valeur. Voilà un signe fort de la direction: trouver des solutions innovantes pour s'en sortir ensemble. Après, il n'y a pas de miracle. Le développement durable, c'est le développement du capital immatériel: les compétences, les hommes, la motivation, la notoriété, la réputation. Bref, un capital immatériel bénéfique pour l'entreprise.
BC: Pour moi, trois choses priment: 1. La conviction. C'est la crise, certes, mais elle date de juillet 2007. Dans un cas concret, ce serait un peu tard pour avoir des convictions fortes... Le DRH est soit un exécutant, soit il y a des convictions fortes qu'il défend. 2. L'exemplarité du comité de direction. Ou comment montrer aux collaborateurs que l'effort demandé est également assumé par la direction. 3. La franchise. Une information continue et identique pour tous, à tous les niveaux avec le contenu suivant: comment l'entreprise va-t-elle s'en sortir? Ce partage d'informations devient hautement respectable. Quelle image donnez-vous de l'entreprise lorsque vous délocalisez en catimini ou que vous licenciez l'ensemble du personnel alors que deux jours auparavant vous expliquiez à grand coups de communiqué de presse que tout allait bien?
Auriez-vous des exemples d'entreprises qui ont mis en place ces principes de management?
BC: En Suisse, vous avez la société Switcher. En France, je vois trois manières différentes d'aborder le développement durable des ressources humaines. Par la conviction initiale d'abord, comme Danone. Qui positionne certains de ses produits à bas prix, en Afrique par exemple. C'est une forme de militantisme. Deuxième manière, la modernité. Comme Lafarge (leader mondial des matériaux de construction) qui, malgré la baisse du marché de la construction, reste une entreprise consciente du rôle qu'elle a joué dans le développement durable. Ici, pas de licenciement à tour de bras. La société a choisi une autre option qui pourrait s'apparenter à de la résistance ou de la résilience. Troisième moyen: la situation de survie. Quand les enjeux deviennent vraiment vitaux, comme par hasard on retrouve l'importance de la durabilité. Et des éléments de valeurs que sont la réciprocité et l'engagement. L'exemple d'Alcatel Lucent me semble assez emblématique. Chez Alcatel, un vent d'enthousiasme a soufflé à l'arrivée d'une nouvelle équipe de direction, il y a quelques mois. Pourquoi? Grâce à un élément simple. Avant, les salariés ne trouvaient pas normal de voyager en avion en classe éco sur des longues distances, alors que la direction disposait de Jets privés. Une fois les trois Jets de la direction vendus, la situation a changé. Il y a eu comme un sentiment de justice, hautement bénéfique pour l'entreprise.