Performance et humanité
Si aujourd’hui le management «bienveillant» a la cote, chaque théorie, chaque courant, relève des meilleures intentions, en phase avec son époque. Petit essai de relecture sur l’équilibre entre performance et humanité.
1990, le management par objectif apparaît comme le remède à toutes les difficultés des entreprises. Motivation du collaborateur par un objectif à atteindre, productivité chiffrée et boostée, tout semble réuni pour assurer l’efficience et le succès, dans une phase de recul économique. Ce nouveau management doit relier l’individualité de chaque collaborateur, valorisé à la hauteur de son succès, et la réussite économique de l’entreprise. Prendre du temps pour le collaborateur, évaluer son travail, voire chiffrer son bonus ou son augmentation, aurait dû le ravir.
Et pourtant – cela l’a fatigué. Faire mieux en moins de temps est certes une intention louable, mais pas toujours vivable, et surtout pas incrémentable à l’infini. D’autres métiers se prêtent mal aux objectifs chiffrés – la méthode «SMART» a suppléé. Au péril du sens. Comment demander à un médecin d’assurer la rémission de 25 cancers? Il s’est donc fait proposer la diminution du temps d’hospitalisation, indicateur de coûts, au lieu d’un objectif médical.
À la déferlante de burn-out s’est ajoutée la perte de sens. Derrière quoi coure-t-on? Quel est le vrai but, au-delà des chiffres et objectifs ciblés? Pendant que les plans de restructurations faisaient bénéficier les entreprises de l’investissement des collaborateurs, eux s’interrogent sur leur bénéfice.
Les théoriciens du management ont perçu les premiers signes de panne du système. Ils ont développé un nouvel outil, dans un savant alliage de performance et d’humanisme, à l’aube des années 2000. Une Vision permet de donner un cap dans les débuts de l’ère VUCA, et une Charte rassure l’humain sur le respect quelque peu oublié dans la course aux objectifs. Un élan de renouveau est apparu, un espoir, une flamme, un engagement. De si bonnes intentions doivent mener au succès et au bonheur.
L’atterrissage est rude. Les belles phrases ont bien souvent révélé la distance entre le dire et le faire. La vision, tout comme la charte, représentent l’asymptote vers laquelle ne peuvent que tendre les meilleurs. Elles ont surtout créé des attentes non comblées – des managers tenus par ces promesses, rappelés à leurs obligations par les collaborateurs, dans une inversion des pouvoirs qui ravit là où la culture d’entreprise a permis son expression. Qui frustre là où le pouvoir n’a pas été détrôné et continue, aux yeux des collaborateurs, de ne pas tenir ses promesses.
Et donc, il fallait agir sur le pouvoir. Lui rendre ses lettres d’honneur. Revenir au sens initial du terme, celui de la capacité d’action, de la puissance de réalisation. Exit les idéaux sur papier glacé? Ce serait ignorer cette force qui meut l’humain vers le paradis, qui l’incite à se projeter vers un monde idéal, pétri des meilleures intentions.
L’économie du savoir a promu la compétence de chacun, le pouvoir délégué, partagé, participatif ou holacratique selon les mises en forme choisies. Et le management dit «bienveillant», attentif à chaque individu, est venu décliner le respect selon une nouvelle forme, non plus éthiquement normée comme les chartes, mais faisant place à la diversité et l’individualité. Un nouveau rêve, qui révèlera petit à petit ses failles.
Car l’histoire ne s’arrêtera pas là. Il faudra probablement attendre 2022 pour voir émerger un nouvel alliage managérial, le métal dans lequel seront forgés les jeunes générations. Je me risque à une prédiction: sous l’angle de la performance, la louange ira à la polyvalence, avec les entreprises qui ont prouvé pouvoir réorienter leur production durant la crise du CoVid-19. Quant à l’humain, l’entreprise devra lui proposer un rapport éthique et personnel au traçage, le motivant à adhérer à ce Big Data et à accepter l’AI.
Mais au fond, la course à la performance peut-elle s’allier à la course à l’humanité? Ou devrions-nous reconnaître que ces deux intentions sont paradoxales? Que le vrai manager jongle et oscille dans un équilibre instable? Que les théories managériales ne soient que ce long bâton qui aide l’équilibriste, mais ne fait pas son talent?