L'écosystème de la santé au travail

Pour en finir avec la couleur du babyfoot!

Agir sur la santé en entreprise nécessite de prendre en compte la culture institutionnelle, la complexité processuelle et la dimension historique de notre économie. Faites l'impasse sur cette réflexion en profondeur et vous risquez les emplâtres sur jambes de bois. 

Chacun connaît l’antienne: «Le travail, c’est la santé; ne rien faire, c’est la conserver», serinée par Henri Salvador. L’ambiguïté du thème est tout entière contenue dans ces paroles populaires. D’un côté, les tenants libéraux considérant la dimension vertueuse du travail qui nous fait grandir. De l’autre, les tenants critiques, observant dans le travail asservissement et soumission.

La vérité ne se trouve, cependant, ni d’un côté, ni de l’autre. Elle se situe davantage sur le terrain des opérations. Et nous souhaitons ici développer une idée clé: la santé en entreprise est avant tout un mythe impensé.

Un constat subjectif et trois observations

Voilà 35 ans que nous observons la santé en entreprise. Nous constatons que cette thématique est absente des préoccupations des directions générales et des conseils d’administration; est peu enseignée dans des programmes universitaires ou des formations professionnalisantes de management; est fréquemment considérée comme un gadget marketing destiné à faire briller la marque employeur. Ce constat cinglant se prolonge par trois observations.

1ère observation: curer oui, prévenir non!

L’on pourrait reprocher à ces assertions que les entreprises s’engagent malgré tout dans la préservation de la santé de leurs collaborateurs. Effectivement, les institutions traitent les problèmes déclarés de santé au travail. Mais dans cette perspective, le curatif prévaut sur le préventif. Sans oublier, ô paradoxe, que les cultures managériales modernes exigent de leurs collaborateurs un surinvestissement professionnel choisi porté par une idéologie de l’excellence. Les entreprises considèrent donc que la santé est avant tout une dimension dont la responsabilité revient au collaborateur, sans assumer que le contexte organisationnel et managérial peut générer de la souffrance individuelle.

2ème observation: agir oui, mais comment?

Lorsque les entreprises sont sollicitées sur le thème de la santé (par les médecins, les commissions du personnel, les RH, la ligne, les avocats, les instances de contrôle étatique) quelles sont les 3 initiatives qu’elles prennent spontanément? Elles visent:

  • à mettre un emplâtre – généralement onéreux – sur une jambe de bois: du coaching individuel alors que le problème est organisationnel, un babyfoot et un sofa dans la cafétéria pour «moderniser la culture», des cours de yoga, du rire à discrétion, un team building au vert, une enquête de climat interne dont les résultats ne seront pas entièrement communiqués, une formation prétexte (type gestion du stress sur une demi-journée), l’octroi d’un jour par semaine de Home Office, une information par courriel sur les risques psycho-sociaux, ou pire un groupe de travail dont le mandat n’est pas complètement clair.
  • à créer ensuite des «fonctions impossibles» chargées de tout régler. En français, ça donne les chargés de programmes stratégiques, les directeurs RSE et communication, les responsables de la qualité totale, les chargés de missions transversales, les responsables d’État-Major, les présidents de COPIL; en anglais, plus clinquant, les «chiefs happiness officer», les «community and social managers», les «head of diversity and inclusion», les «global HR change managers»...
  • à lancer enfin des projets contre-productifs: l’instauration de filières «high potentiels»; des séminaires dédiés à l’attention de la génération Y et Z; la création de plan QVT (qualité de vie au travail); des formations sur le Work-Life Balance; la fabrication de chartes de valeurs; la création d’un observatoire des pratiques managériales...

Ce faisant, elles souhaitent démontrer leur rapidité de réaction. Mais à y regarder de plus près, elles déclarent plutôt leur incapacité à traiter les problématiques avec pertinence. Fourberie, stratégie, incompétence? Nous ne statuerons pas.

3ème observation: fédérer les acteurs, oui, mais avec quels impacts?

En examinant les structures de gouvernance des entreprises, nous constatons que la santé au travail pourrait être portée par de multiples instances. Elles ne sont malheureusement jamais coordonnées et peu disposées à s’entendre sur les mesures à entreprendre: les DRH peinent à trouver leur vrai rôle et certains combats leur échappent; les commissions du personnel prêchent dans un vide intersidéral; les secrétaires généraux pataugent dans la semoule organisationnelle; les managers sont fréquemment pris dans des logiques contradictoires; les personnes de confiance externes génèrent peu de confiance; les médecins du travail sont absents; les syndicats souvent mal outillés pour initier un dialogue positif; les réviseurs internes ne s’occupent pas de dimensions sociales; les contrôleurs étatiques (type inspection du travail) opèrent à l’aveugle et de façon distanciée. Enfin, les conseils d’administration et la direction générale considèrent que la santé au travail échappe à leur mandat. Bref, les étoiles ne semblent pas toutes alignées, alors même que bon nombre d’acteurs présents pourraient être force de propositions et d’actions.

La santé au travail est donc bel et bien malade et il conviendrait de comprendre comment nous en sommes arrivés là!

La santé au travail, un thème polymorphique qui échappe à l’entreprise

Notre hypothèse est simple: la santé au travail est une thématique plurielle et complexe qui échappe en grande partie aux outils de gestion de l’organisation. Trois illustrations – il y en aurait d’autres – étaieront cette intuition: la culture, la complexité, l’histoire.

1. Une organisation, c’est un écosystème culturel

Des milliers d’ouvrages thématisent la culture d’entreprise à grands coups de typologies savantes. Notre lecture est plus modeste, mais notre constat est clair: plus les missions des organisations sont utiles, inspirantes et protectrices, plus elles génèrent de la souffrance au travail. Quelques exemples parmi d’autres:

  • les hôpitaux – qui sont des lieux de réparation et d’humanité essentiels – finissent par retourner leurs missions contre les acteurs hospitaliers eux-mêmes en les rendant malades ou en générant un taux d’absentéisme diabolique;
  • les églises (toute confessions confondues), les syndicats, les organisations non gouvernementales, trois institutions nobles dans leurs missions effectives, mais qui – une fois que l’on rentre en leur sein – démontrent des dysfonctionnements organisationnels majeurs, n’arrivant pas à s’imposer à elles-mêmes les critères moraux, politiques ou éthiques imposés à leurs clients;
  • les prisons pourraient être rajoutées à cet inventaire à la Prévert, considérées historiquement comme un lieu de réparation, mais qui aujourd’hui semblent vécues comme un espace de répétition.

Que l’on nous comprenne bien: nous ne disons pas que ces institutions dysfonctionnent. Nous relevons leur vulnérabilité structurelle, car nous observons – dans ces champs spécifiques – davantage de problématiques que dans les autres secteurs d’activités.

2. Une organisation, c’est parfois l’éloge de la complexité

Dans le prolongement de ce qui précède, les organisations modernes sont parfois devenues hypercomplexes dans leur fonctionnement, l’hôpital universitaire représentant symboliquement l’acmé de la complexité. Que ce soient les modèles hiérarchiques traditionnels, matriciels, holacratiques, adhocratiques, libérés ou non, nos organisations du travail sont devenues parfois si opaques, au point même que l’on y dispense des séminaires pour les nouveaux collaborateurs afin de leur transmettre les clés de compréhension et de navigation. Cette complexité peut évidemment générer mal être, perte de sens et souffrance au travail.

3. Une organisation, c’est souvent de l’histoire intégrée

David Graeber montre dans Bullshit Jobs que la tertiarisation de l’économie (la montée en puissance des services) a bouleversé la nature de nos activités professionnelles. Des collaborateurs peuvent désormais passer une vie entière – au nom de la gestion, de la digitalisation et de l’efficience – à dresser des statistiques plus ou moins inutiles, à fabriquer des slides, à mettre à jour des sites internet, à rédiger des notes de cadrage dont on ne sait si elles seront lues. Une grande partie d’entre nous passe ainsi sa vie à traiter des mails et à converser avec Outlook. Bref, des plans entiers de notre activité réelle exigent désormais la réalisation de tâches superficielles et vides de sens.

Synthèse: la santé, un casse-tête entrepreneurial

Agir sur la santé en entreprise, on le voit, nécessite de prendre en compte la culture institutionnelle (liée à la vulnérabilité sectorielle), la complexité processuelle (liée à l’opacité organisationnelle) tout en saisissant les perspectives historiques (liées à la tertiarisation de l’économie). Mais ces trois éléments, on l’a compris, ne se laissent pas facilement saisir par les directions générales. Qui se concentreront – on compatit – sur la qualité du management, sur la communication interne et sur d’autres éléments plus faciles à instrumenter, dont la couleur du babyfoot. La santé semble donc davantage en travail qu’au travail.

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Stéphane Haefliger est psychosociologue de formation, membre de direction du cabinet Vicario Consulting et chargé de cours régulier dans les universités romandes. Il est également l’auteur de: DRH et Manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017.

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