Portrait

Recruteur d’évêque

Le prévôt de la cathédrale St-Nicolas à Fribourg Claude Ducarroz a été consulté lors de la nomination de l’évêque du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg. Il raconte ici les coulisses d’un recrutement séculaire.

Et si on vous racontait le recrutement d’un évêque? Histoire de quitter un instant le terrain hyperbalisé des recrutements en entreprise pour aller guigner dans les coulisses de l’Eglise catholique romaine, une des plus anciennes organisations de la civilisation occidentale. Comment recrutent-ils? Avec quel processus d’évaluation? Et qui tient le dernier mot? Fumée blanche. Fumée noire.

L’actualité du diocèse de Lausanne, Genève et Fribourg, qui a ordonné en novembre 2011 son 78ème évêque, Mgr Charles Morerod, offre l’occasion idéale. Il reste à trouver un recruteur. Ce sera le prévôt de la cathédrale de St-Nicolas à Fribourg Claude Ducarroz.

Un prévôt? C’est le responsable des chanoines de la cathédrale, un proche de l’évêque et l’homme de liaison entre l’Eglise et les pouvoirs publics. Un homme d’influence, donc. Un célibataire pur jus qui fut lui aussi cité à plusieurs reprises par les médias comme «épiscopable».

Il nous accueille un après-midi froid et humide de décembre à la rue des Chanoines, au pied de la Cathédrale de Fribourg. En entrant dans son appartement, il lâche mi-gêné: «Un six pièces et demi pour célibataire». La vaste demeure, meublée avec goût, rappelle la place importante qu’a tenue l’Eglise catholique dans la société fribourgeoise.

Une situation qui a bien changé: l’institution devant faire face aujourd’hui à une pénurie de prêtres et à des églises souvent vides. Pour l’entretien, il nous reçoit dans le petit salon, jouxtant son bureau, avec des icônes accrochées au mur.

«L’élection d’un évêque est comme une fusée à trois étages.»

Calme, bienveillant, avec un brin de malice, il dit: «L’élection d’un évêque est comme une fusée à trois étages. Le premier étage se lance quand le poste se libère.» Dans notre cas, ce fut le 22 septembre 2010, au décès de Mgr  Genoud. Notez qu’un évêque peut aussi décider de quitter son poste et qu’une limite d’âge est fixée à 75 ans.

Au moment de la vacance donc, le nonce apostolique de Berne (l’agent diplomatique du Saint-Siège en Suisse) envoie un courrier à une douzaine de personnes (les évêques et leurs proches collaborateurs, dont le prévôt). Le nonce – en 2010 il s’agissait de Mgr Francesco Canalini – écrit également à quelques personnes de son propre réseau (des laïcs et des politiciens).

Chaque personne consultée doit proposer trois noms de prêtres jugés capables de tenir la fonction d’évêque, dans l’ordre de préférence, avec quelques commentaires. Une fois la liste des «papables» chez le nonce, ce dernier sélectionne trois noms. Ce trio (une terna dans le jargon catholique) est renvoyé au groupe de consultation, avec un questionnaire.

«Les questions sont assez détaillées. Elles concernent la foi, la capacité à gouverner et à collaborer, la fidélité à l’Eglise et au Pape, la valeur morale, la bonne réputation et leur intégra tion dans l’Eglise», détaille Claude Ducarroz. Avant la nomination de Mgr Charles Morerod, il y a eu trois salves de consultations consécutives. Ce qui est inhabituel. Preuve qu’aucun nom ne s’est dégagé immédiatement du lot. Le nonce a préféré refaire deux tours de table avant de trancher.

Finalement, Mgr Francesco Canalini a dû opérer son choix à partir d’une liste de onze noms, et non trois comme le veut la tradition. Le nonce envoie ensuite sa «terna» à Rome, à la Congrégation pour les évêques. Cette liste est sans doute partie en Italie en mai/juin 2010, après plus de sept mois de consultation en Suisse. Fin de la première étape.

La Congrégation pour les évêques est une assemblée de cardinaux et d’experts (une vingtaine en tout) chargée de discuter et de voter les propositions. Ils examinent les dossiers et les discutent en plenum. Ces débats sont gardés secrets. Le préfet de cette Congrégation est le cardinal canadien Marc Ouellet.

Il a levé un coin du voile sur les exigences du poste dans une interview accordée au quotidien Avvenire: «Aujourd’hui, tout particulièrement dans le contexte de nos sociétés sécularisées, nous avons besoin d’évêques qui en soient les premiers évangélisateurs et qui ne soient pas de simples administrateurs de diocèses. C’est-à-dire des évêques qui soient capables de proclamer l’Évangile. Qui soient non seulement théologiquement fidèles au magistère et au pape mais également capables d’exposer la foi et, si nécessaire, de la défendre publiquement.»

Le cardinal fait référence ici aux nombreuses attaques publiques dont l’Eglise a été l’objet ces dernières années, notamment dans des affaires de délits sexuels. Plus loin, le Cardinal Ouellet assure également: «Si un prêtre ou un évêque aspire à être promu à un diocèse important et s’il manœuvre dans ce but, il est bon qu’il reste là où il est.»

Tiens donc!? L’Eglise catholique doit-elle, elle aussi, compter avec son lot d’ambitieux? Claude Ducarroz sourit et glisse diplomatiquement: «On le sent et on le devine parfois. Mais cela reste dans le domaine de l’im palpable.» Revenons à notre élection.

Benoît XVI tranche en faveur de Mgr Morerod, un théologien dominicain

Une fois que la Congrégation des évêques s’est mise d’accord sur une liste de trois noms, le Cardinal Ouellet prend rendez-vous avec le pape. Le dernier étage de la fusée est donc piloté personnellement par le Saint-Père. Benoît XVI tranche en faveur de Mgr Charles Morerod, un théologien qu’il connaît bien puisque c’est lui qui l’a nommé recteur de l’Université Pontificale Saint Thomas d’Aquin en 2009.

A noter que cette nomination constitue une mini-surprise puisque, du moins en Suisse, l’habitude veut que l’évêque soit choisi parmi les prêtres du diocèse. Alors que Mgr Morerod est un religieux dominicain installé à Rome depuis plusieurs années. «C’est à la fois un avantage et un désavantage. Venant de l’extérieur, il a un regard neuf. Mais il a également tout à apprendre», commente Claude Ducarroz.

L’annonce publique de cette nomination mérite de s’y arrêter un instant. «J’ai été averti le mercredi 2 novembre à 15h00 par un coup de téléphone. A 17h00, j’entendais la nouvelle à la Radio romande». Comment expliquer cette fuite? Claude Ducarroz sourit: «Facile. Les journalistes romands étaient sur le coup depuis des mois. Alors, quand l’évêché a annoncé une conférence de presse pour le lendemain à 11h00, il ne leur a pas fallu longtemps pour apprendre la nouvelle. Que voulez-vous, ils font leur travail…»

La lenteur du processus  a par contre passablement irrité Claude Ducarroz. Il s’en est plaint publiquement dans les colonnes du quotidien fribourgeois La Liberté. «Attendre plus d’une année pour avoir un nouvel évêque est trop long», insiste-t-il aujourd’hui. «Dans la vie du diocèse, l’évêque prend de très nombreuses décisions. Plusieurs dossiers importants sont restés en panne. Cela a considérablement paralysé le diocèse. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas cette lenteur.»

Ce style direct et un poil irrespectueux colle bien au personnage. D’aucuns estiment même que cette liberté de ton lui a fermé les portes de la hiérarchie catholique.

Il écrit son incompréhension envers certaines traditions de l’Eglise

Parti de rien, Claude Ducarroz est un fils de paysan de la Broye fribourgeoise. L’aîné d’une fratrie de cinq enfants, il perd son père à l’âge de deux ans. Comme c’était souvent le cas, sa mère épouse le frère de son défunt mari.

Impressionné par le curé du village, Claude Ducarroz assure avoir eu la vocation à l’âge de dix ans. «Très vite, j’ai senti que mon bonheur était là et que je pourrais aussi faire le bonheur des autres.» Ses parents sont d’abord étonnés, puis enchantés de voir le petit Claude embrasser ses études avec sérieux. L’Eglise catholique aide à la prise en charge, d’abord à l’internat du collège St-Michel de Fribourg, puis en théologie thomiste au Séminaire. Nommé vicaire à la Cathédrale de Fribourg, il entame un long ministère en Suisse, entrecoupé d’études à Rome, Munich et Paris.

Il sera actif dans la formation des séminaristes, dans l’aumônerie de la jeunesse et dirigera l’Ecole de la foi. Il a retracé son parcours dans un livre fort bien tourné1 et surtout critique. Il y écrit son incompréhension envers certaines traditions de l’Eglise catholique, par exemple les réticences face à l’œcuménisme et l’obligation universelle du célibat pour les prêtres – non pas qu’il ait lui même dérogé à la règle.

Proche des objecteurs de conscience, Claude Ducarroz vivra une expérience très forte en milieu carcéral. A la suite d’une longue correspondance avec un détenu, qui finira par se donner la mort, il décide de devenir un prisonnier volontaire. Il passera deux mois derrière les barreaux à Bellechasse (Fribourg), dans le couloir des drogués.

Il publie le journal de son séjour quinze ans plus tard2, un texte empli d’amour pour ces per sonnes auxquelles la société enlève souvent toute chance de réintégration. Le tout avec un ton légèrement rebelle. Un ton qui lui a sans doute ôté tout espoir de pouvoir figurer un jour sur la fameuse liste transmise au pape.

1  Claude Ducarroz: En toute sincérité, éd. Saint-Paul, 2008, 127 pages.
2  Claude Ducarroz: Prisonnier volontaire, éd. Saint-Augustin, 2002, 138 pages.

 

Claude Ducarroz en 20 secondes

Un plaisir? Lire des livres d’histoire. C’est tellement plus passionnant que des romans.

Une corvée? L’électronique. Quand il y a plus de deux boutons, je suis déjà perdu.

Un livre? La Bible.

Un plat? Tout ce qui est gratiné au fromage.

Une boisson? La sambuca, avec trois grains de café.  

Un objet fétiche? Une croix en fil de fer, que j’ai reçue d’un prisonnier avec qui j’ai entretenu une longue correspondance. Il me l’a laissée dans une note, après son suicide.

Le meilleur conseil reçu? Aimez-vous les uns les autres.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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