Le ras-le-bol d’un psychiatre genevois face à l’imposture du management
Médecin psychiatre du travail à Genève depuis plus de vingt ans, Davor Komplita tient un discours très dur envers les méthodes et le langage du management moderne. En prescrivant et en contrôlant le travail pour répondre à des objectifs financiers, les organisations ne reconnaissent plus la vraie valeur du travail. La situation est grave, prévient-il.
«Ce n’est pas que l’on va dans le mur. On y est depuis longtemps. Et l’airbag a déjà éclaté!» La formule est forte et sans fioritures. Elle surgit de la bouche de Davor Komplita, médecin spécialiste FMH en psychiatrie et psychothérapie à Genève depuis près de vingt ans. Il dit être la voiture-balai de la course en organisation.
Dans son cabinet viennent se confier cadres, collaborateurs et chefs d’entreprise en souffrance. Et puisque la file d’attente s’allonge chaque année, le thérapeute a décidé de dénoncer haut et fort ce qu’il considère comme une «ahurissante incohérence».
En ligne de mire: les méthodes de management modernes, les principes de gouvernance basés sur le seul indicateur financier, mais aussi la tribu de coachs et de consultants qui gravitent autour de l’entreprise pour aider les équipes à renouer avec la performance.
«Dans la grande majorité des cas, le vrai problème est le travail, un processus boiteux ou un manager pas à la hauteur. Mais au lieu d’affronter ces questions, les entreprises noient le poisson avec la langue de bois du management: compétences, performance, objectifs, évaluation, optimisation... Tout ça n’est qu’un grand nuage de fumée qui permet de cacher les vrais problèmes», s’emporte-t-il.
Dix minutes plus tôt, il nous accueillait avec un grand sourire dans son cabinet de la rue de Malagnou. La salle de consultation est sa «Buanderie». Il sourit: «Oui, chez moi on vient laver son linge sale!»
Pour l’entretien, il nous emmène au salon, avec des statues de bouddha et un Samurai en bronze sur la cheminée. Davor Komplita est cinquième dan de karaté. Sa deuxième passion après la santé mentale. Alors il s’enfonce dans un canapé en cuir noir, se met à l’aise et commence à dégainer.
Le tableau est sombre, soyez prévenus. Il commence par un chiffre. «La souffrance au travail représente près de 4 pour cent du PIB, soit le taux de croissance de la Suisse durant les bonnes années. C’est donc un problème de santé publique», pose Davor Komplita. Il ajoute que ces pertes financières ne sont évidemment pas comptabilisées dans les bilans.
«Les entreprises sous-traitent ce coût vers l’Etat et son système d’assurance sociale et maladie. Sans parler des difficultés sociétales qui en découlent: déstabilisation de la cellule familiale, augmentation de la violence symbolique et physique. Nous allons au-devant de temps très durs. Les individus sont pris à la gorge par les dysfonctionnements de l’organisation. Bientôt, la violence va éclater au grand jour.» Diagnostic posé. Il y a le feu dans la baraque entreprise. Mais de quoi parlons-nous vraiment?
«Le travail humain, c’est ce qui se passe entre le prescrit et l’effectif»
La critique komplitienne s’articule autour du mot travail. Il estime que ce terme a été vidé de sa substance par les théoriciens du management. Le travail a été évacué de l’organisation au profit d’un charabia de consultants: les dispositifs de compétences, les systèmes de management par objectifs, les rationalisations du processus de production et les méthodes d’optimisation de la productivité …
Lui dit stop! Et exige que le travail soit remis au centre du village. Définition: «Le travail humain, c’est ce qui se passe entre le prescrit et l’effectif. C’est à la fois le savoir- faire artisanal de l’individu, sa capacité à intégrer et à tirer profit d’un mouvement collectif, mais aussi sa capacité à mobiliser son inconscient, son bagage professionnel et privé.
Tous ces éléments, qui constituent le cœur même du travail sont peu ou pas reconnus. Pire, ils sont évacués de l’entreprise au profit de processus de plus en plus détaillés.» Selon Komplita, les trois grands absents du vocabulaire managérial moderne sont la subjectivité, le travail et le métier. Développement.
La subjectivité est l’investissement intellectuel et affectif de l’individu. Mais c’est aussi la dimension inconsciente du travail (la bonne idée qui vient sous la douche), la culture générale et la trajectoire personnelle. «Toutes ces ressources sont mobilisées par l’individu pour passer du travail prescrit au travail effectif. Mais l’organisation moderne ne reconnaît pas cette subjectivité. Elle veut que le sujet se mobilise en tant qu’objet.»
Cette incapacité à reconnaître la subjectivité d’une activité professionnelle expliquerait la récente effervescence du développement personnel. «Ces techniques sont employées comme des chausse-pieds pour faire entrer l’individu dans le moule de l’entreprise. C’est une intrusion dans la sphère privée, un vrai manque de respect. Et je ne parle même pas du profil parfois très léger de ces formateurs à qui l’entreprise confie des questions aussi délicates», fulmine le médecin.
Son deuxième angle d’attaque touche au métier, qui a été évacué de l’entreprise au profit de la fonction. «Pour rationaliser le travail, les théoriciens du management ont segmenté le travail en postes et en compétences. Ce faisant, ils ont jeté le métier par la fenêtre.
Quand vous êtes dans le déni du métier, vous êtes dans le déni des savoirs spécifiques. Mais ces savoirs et ces règles sont au cœur du travail. C’est parce que vous avez une vue d’ensemble de votre métier, que vous en connaissez les règles et la déontologie, que vous êtes capables de résoudre les difficultés. Chaque acte de travail est toujours artisanal et créateur.»
Cette rationalisation du travail en processus provoque un autre dysfonctionnement dévastateur: la prescription du travail à outrance. Il explique: «Les prescriptions et les processus qui se prétendent exhaustifs sont ridicules. Un travail est à la fois un acte intime et collectif. Ces deux dimensions s’articulent par la parole. Et cette discussion autour du travail est vouée à être éternelle.
C’est donc faux de croire que la discussion n’est plus nécessaire si tout est prescrit et détaillé dans les processus. En réalité, c’est l’inverse qui est vrai: plus le travail est prescrit et programmé, plus le besoin de discussion augmente.» Lors de ses interventions publiques, le discours komplitien provoque parfois des réactions violentes. «Cela signifie qu’il a mis le doigt sur quelque chose qui fait mal», s’amuse
Raphael Cohen, directeur académique à la chaire d’Entrepreuneuriat et de Business Development à HEC Genève. Il connaît Davor Komplita depuis près de deux ans et apprécie la vitalité de son discours: «Il est en mode de réflexion continue, avec un regard très critique. C’est rafraîchissant d’avoir quelqu’un comme lui qui remet l’église au milieu du village.»
Alain Max Guénette, professeur de psychosociologie du travail et de l’organisation à la HEG Arc de Neuchâtel nuance: «Il ne faut pas oublier qu’il reçoit dans son cabinet les cas les plus touchés par les dérives du management moderne. Sa vision du monde du travail en est forcément influencée. Cela dit, sa critique, quoique par trop dénonciatrice peut-être, est parfaitement recevable».
Il invente une nouvelle méthode thérapeutique qui recourt aux Lego®
Mais Davor Komplita ne maîtrise pas uniquement l’art de la remise en question. Il propose aussi des solutions. Pour nous les montrer, il tire un parallèle avec le marketing: «Depuis les années 1970, les gourous du marketing ont mobilisé la sociologie, la psychologie et toutes les ressources des sciences humaines afin de mieux comprendre ce qui se passe dans la tête d’un consommateur. Pourquoi ne pas dépenser les mêmes efforts pour comprendre ce qui se passe dans la tête du travailleur? Il s’agit en réalité du même individu», pointe Davor Komplita.
Mais cet investissement dans la compréhension de l’être humain dans son environnement de travail prend du temps, accorde-t-il. «Les institutions académiques sont là pour diffuser les sciences du travail: les facultés de psychologie du travail dans les universités, l’Institut de santé au travail de Lausanne, le CNAM en France voisine par exemple. Pourquoi ne pas en tirer profit davantage?»
Lui-même a mis sur pied un système d’arbitrage pour les conflits en organisation qui est en train de faire parler de lui en Suisse romande. Il a également inventé une nouvelle méthode thérapeutique qui recourt aux Lego®. «Parler de la complexité du travail est souvent très difficile avec des mots. Je demande donc à mes patients de me construire et d’analyser leur travail à partir de pièces des Lego®.»
Reste enfin à reconstruire sa trajectoire à lui. Né à Genève, enfant unique d’une famille de fonctionnaires internationaux yougoslaves, Davor Komplita profite d’une éducation très ouverte. Père haut fonctionnaire à l’Union internationale des télécommunications à Genève et mère au foyer.
Après une scolarité sans problème, il se passionne pour le karaté. Plusieurs fois champion suisse, il s’entraîne aujourd’hui trois fois par semaine. Sur le plan professionnel, il commence par étudier la pédagogie, se découvre un talent d’enseignant qu’il développe à Paris dans une école de psychologie et de dynamique de groupe. En 1980, il ramène le concept en Suisse et crée un institut de formation continue à Genève, qu’il revendra en 1992.
Cette entreprise finance ses études. Médecin en 1987, il devient un des spécialistes suisses des personnes souffrant d’hyperactivité (troubles de l’attention, impulsion). Marié et père de deux enfants, il ouvre son cabinet de psychiatrie en 1993. De 1994 à 1996, il se consacre à la promotion de la qualité dans les soins puis, dans les années 2000, commence à s’intéresser à la gestion de conflit et à la souffrance au travail.
Sa capacité à penser les problèmes de manière multidisciplinaire et les succès de ses interventions en entreprise lui donnent aujourd’hui une vraie autorité dans le milieu. Une posture qui lui permet de porter l’estocade.
Davor Komplita en 20 secondes