Espaces de travail

Une culture managériale obsolète ralentit l’arrivée des New Ways of Working

Le télétravail forcé lié au semi-confinement a révélé l’obsolescence des pratiques managériales basées sur le contrôle et le présentiel. De plus en plus, les collaboratrices et collaborateurs choisiront librement quand, où et comment réaliser leurs tâches.

Nouvelles manières de travailler, en anglais New Ways of Working (NWW), cela décrit un monde novateur et flexible où les collaboratrices et collaborateurs peuvent choisir librement quand, où et comment réaliser leurs tâches. Une idée en phase avec les conceptions modernes de l’organisation: holacratie et sociocratie semblent naturellement portées vers ces NWW, qui renvoient aux oubliettes le bureau personnel, l’horaire de travail 8h-17h où tout le personnel est présent au même moment en un même lieu.

Certains regrettent les Old Ways of Working

Pas pour tous les métiers bien sûr, mais beaucoup de travailleuses et travailleurs du digital peuvent en bénéficier, équipés des dernières technologies du travail mobile. Le nomadisme digital est une aubaine pour beaucoup d’entre nous. Ceci dit, les recherches sur cette question indiquent que quelque 20% ne s’y retrouvent guère, préférant les old ways of working.

On l’a vu d’ailleurs avec le télétravail forcé dû au semi-confinement: certaines personnes ont été «larguées», s’isolant de leur équipe et ne parvenant plus à être efficaces, alors que d’autres sont venues au bureau malgré les consignes des autorités. En particulier beaucoup de cadres, qui semblent percevoir le bureau comme le seul lieu permettant un exercice sérieux de leur fonction, tout en demandant à leur personnel de travailler à la maison.

Dans ce contexte, un concept-clé émerge: le leadership à distance. Un défi de plus à relever par les cadres à tous les niveaux de la hiérarchie, mais tout particulièrement par les cadres de proximité, car cette dernière n’est plus – physiquement – possible. Les publications, rapports et conseils à ce sujet fleurissent à la faveur des pratiques de télétravail forcé.

Comment procéder pour maintenir la motivation, le lien social, et la performance au travail? Et ceci, tout en protégeant la sphère privée des employé.e.s, qui est menacée par un travail omniprésent et potentiellement envahissant (et l’inverse est aussi vrai bien entendu: le travail menacé par les occupations privées...!). Parmi les suggestions les plus fréquentes:

  • Fixer des objectifs précis liés à la réalisation du travail, ainsi que des délais, afin d’être en mesure d’apprécier ce qui a été fait à la maison.
  • Donner du feedback régulièrement, sur la base de points de situation convenus. S’assurer que les communications écrites (courriels...) sont claires et respectueuses, car il n’est pas possible «d’arrondir» le message comme on le fait par oral.
  • Prêter particulièrement attention, lors de la réalisation des tâches, au partage des connaissances et informations au travers des canaux virtuels qui, parfois, distordent l’information ou l’interprétation de cette dernière, conduisant à des incompréhensions potentiellement démotivantes pour le personnel.
  • Maintenir une forme de sociabilité, une «zoomciabilité» en quelque sorte, qui remplace la machine à café ou la salle de pause où l’on venait pour causer de tout et de rien (mais beaucoup du travail quand même, il faut l’avouer, et surtout des relations humaines). Ce afin de répondre aux besoins socio-émotionnels du personnel.
  • Prévoir des rencontres en live, même rares, pour redonner une once de normalité à un mode de fonctionnement qui est encore perçu comme exceptionnel.

À y regarder de plus près, ces suggestions sont tout à la fois sensées et contradictoires. Les nouvelles pratiques NWW semblent en effet réveiller de vieux réflexes managériaux de contrôle du territoire et du pouvoir, que l’on croyait en voie de disparition dans les structures plates et fluidifiées que les entreprises modernes ont adoptées, ou rêvent d’introduire. En effet, on y perçoit l’importance qu’il convient d’accorder à la confiance, essentielle à toute forme de collaboration.

Un thème d’ailleurs très en vogue à en juger par le nombre croissant de publications à ce sujet (Cohen, 2019). Mais le contrôle du travail effectué à distance, et donc de ce que fait la personne à la maison, est également très présent. Parfois même, les possibilités offertes par le tracking des activités effectuées sur l’ordinateur par les télétravailleuses et télétravailleurs sont utilisées, augmentant encore le contrôle à distance du personnel.

Confiance vs contrôle du travail, deux faces inconciliables de l’activité de manager? «Vertrauen ist gut, Kontrolle is besser», une affirmation qui est souvent attribuée à Lenine, est assez révélatrice à ce sujet. Dans cet esprit, la confiance est perçue comme un ingrédient de sociabilité, nice to have en quelque sorte, alors que le contrôle reste le cœur de l’activité du ou de la manager, payé.e pour s’assurer que le travail des subordonné.e.s soit réalisé avec efficacité. Un des paradoxes centraux du management moderne?

Retaylorisation du travail

Dans la même veine, le travail à distance implique une autonomie augmentée pour le personnel, ainsi qu’une responsabilisation plus poussée permettant d’exploiter cette autonomie. Des concepts vieux de plus de 60 ans (job enrichment et empowerment) qui avaient été développés pour mettre fin à une taylorisation excessive du travail «en miettes» selon la formule du célèbre sociologue du travail Georges Friedmann.

Mais les recommandations actuelles liées au télétravail incitent aussi à retayloriser le travail, à le découper en unités d’activités simplifiées et plus aisées à contrôler. Cherchez l’erreur... et relevez au passage un autre paradoxe, une autre injonction contradictoire adressée aux télétravailleurs et télétravailleuses.

Vous l’aurez sans doute remarqué: dans certaines séances en présentiel, les personnes absentes semblent plus présentes que celles qui y participent, notamment lorsqu’elles ont communiqué toute une liste de points qu’elles souhaiteraient voir considérés, points qui focalisent les discussions. Une certaine analogie avec le ou la manager à distance peut être constatée: la hiérarchie n’est plus sur place, mais elle semble plus présente que jamais... s’efforçant malgré la distance de suivre au plus près le travail réalisé.

Pour renforcer encore le contraste, de nombreux managers continuent à aller au bureau, alors que leurs subordonné.e.s sont en télétravail. Comme pour montrer que le travail sérieux demeure celui effectué dans les murs de l’organisation, un poste de contrôle faussement perçu comme panoptique, puisqu’en réalité, la présence physique à l’heure du digital n’est plus guère opérante...! Mais de voir la personne assise à son bureau, n’est-ce pas rassurant?

Des managers désemparés

A contrario, une autre partie des managers semble définitivement absente. Un scénario que l’on entend ici et là: ce n’est plus le personnel qui est largué, mais les cadres, désemparés face à une forme de travail à distance qui aurait pu être instaurée depuis longtemps. Et pourtant, l’encadrement intermédiaire reste d’une importance cruciale pour le bon fonctionnement des collectifs de travail.

C’est que les NWW questionnent les fondements du travail d’encadrement, l’essence et la valeur ajoutée d’un rôle qui a pris naissance dans le creuset des organisations «modernes», qui remontent aux premiers arsenaux et manufactures royales des 17e et 18e siècles. Un rôle avant tout axé sur le contrôle hiérarchique des ouvriers et ouvrières, qui a perduré au fil du temps et semble réactivé par le télétravail.

Il faut le dire: la culture managériale, plus que les obstacles objectifs ou imaginés, constitue le frein essentiel au développement des pratiques de NWW, dont le succès est avant tout basé sur un management par la confiance. Les NWW renforcent la nécessité d’un changement de paradigme managérial que les spécialistes ont annoncé et appellent de leurs vœux depuis des décennies et que certaines organisations (Semler, 1993) ont mis en œuvre depuis longtemps.

Faire confiance n’est pas une couche additionnelle enrobant les pratiques managériales de contrôle pour les rendre plus digestes: c’est le fondement de toute relation de travail, de toute collaboration et de toute responsabilisation porteuse de mobilisation.

Références

  • Raphaël H. Cohen: Les leviers de l’engagement, éd. Eyrolles, Paris, 2019.
  • Ricardo Semler: À contre-courant: Vivre l’entreprise la plus extraordinaire au monde, éd. Dunod, Paris, 1993

 

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Texte: Yves Emery
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David Giauque est professeur de gestion des ressources humaines, IDHEAP, UNIL.

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