De la formation à l'apprenance

Former une équipe plutôt que ses membres

Ajouter des formations d'équipe aux formations individuelles permet de développer des propriétés essentielles à la performance et que seul le collectif peut générer. 

Depuis des années, tout est fait pour individualiser la formation. Chaque collaborateur·trice se doit d’être responsable du développement de ses compétences et de son propre devenir professionnel. Les départements formation rêvent de personnaliser les parcours afin que chaque individu bénéficie du programme qui lui convient, à lui et à personne d’autre – n’est-ce pas ce que promet l’adaptive learning dont on attend toujours l’explosion?

Depuis trente-cinq ans toutefois, à la suite des travaux de Peter Senge, on a intégré l’idée que «Ce sont les équipes, et non les individus, qui forment la base des organisations modernes.» (1) Régulièrement, les spécialistes du management nous rappellent cette évidence (2): quand les équipes n’apprennent pas, l’organisation non plus. Comment donc pouvons-nous concilier ces deux tendances de fond? Comment former des individus au bénéfices des équipes?

Des apprentissages mal transférés

Il est possible de ne rien changer aux pratiques de l’entreprise et de compter sur la bonne volonté des collaborateurs·trices pour intégrer leurs compétences nouvelles au travail commun. Malheureusement, de nombreuses personnes au sortir d’une formation ne peuvent mettre en application dans leur travail quotidien ce qu’elles ont appris (presque la moitié, selon une enquête (3)). Car si les autres membres de l’équipe, manager y compris, ne sont pas correctement informés des nouvelles compétences acquises par leur collègue et de leurs implications, il y a de fortes chances qu’ils ne prennent pas les dispositions nécessaires à la création des conditions de leur application. Le transfert de la situation de formation à la situation de travail échoue.

Des prérequis incontournables

Faut-il donc faire une croix sur la formation individuelle pour développer une équipe? Assurément non. Mais avant que cette formation ne soit efficace, certaines dispositions s’avèrent indispensables. Afin de ne pas rater l’apprentissage en équipe, il faut entre autres s’assurer:

  • D’avoir défini des objectifs au bon niveau: si l’équipe est le cœur du réacteur de l’entreprise, pourquoi les objectifs stagnent-ils au niveau individuel? La recherche (4) confirme que, dans les équipes avec un certain niveau d’interdépendance, les objectifs individuels sont associés à des performances moindres que les objectifs collectifs.
  • Que la structure de l’équipe est transparente pour tous: la connaissance des rôles et des périmètres de chacun va renforcer le sens des responsabilités, circonscrire les marges de manœuvre et libérer les initiatives.

Les compétences individuelles d’abord

Une fois ces prérequis sécurisés, on peut se concentrer sur les compétences dont chaque membre a besoin pour remplir sa part des missions dévolues à l’équipe. Une étude au sein d’un vaste site industriel réunissant 116 équipes de production a montré que le taux de produits défectueux était passé de 0,95% à 6,18% après un changement technologique; les équipes qui avaient mis en place un programme de reskilling individuel affichaient un taux défectueux inférieur à celles qui avaient opté pour un programme collectif.

Deux mois plus tard, les équipes qui avaient commencé au niveau individuel et avaient ensuite basculé au niveau collectif affichaient quant à elles une performance de 11% supérieure à celles qui s’étaient cantonnées au niveau individuel (5). Sans un degré minimal de maturité au poste, la formation collective n’est pas opérante; une fois les compétences réunies, elle redouble d’efficacité.

Les compétences collectives ensuite

Comme l’écrit Peter Senge, partager un même cadre et posséder les compétences utiles ne suffit pas. Il faut aussi savoir «jouer ensemble». On peut choisir alors de rehausser le niveau de maîtrise de tous les membres, un par un, sur un certain nombre de compétences individuelles essentielles au travail de groupe (dialogue, collaboration, gestion de conflits, etc.).

Une telle approche négligera toutefois ces compétences qui n’existent pas au niveau individuel et ne sont propres qu’au collectif en action, émergeant «de manière multiplicative ou synergique» (6). Celles-ci ne peuvent se développer que dans le cadre d’un programme qui embarque toute l’équipe. Mais quelles sont ces propriétés si spécifiques?

Des modèles mentaux partagés

La recherche en science de gestion identifie notamment deux propriétés propres au niveau collectif que la formation d’équipe permet de développer. Les modèles mentaux, première propriété, sont ces représentations par lesquelles nous donnons du sens à notre environnement et en expliquons les phénomènes.

Comment garantir le partage (et la justesse) de ces modèles si chaque collaborateur·trice se forme dans son coin? En revanche, former toute une équipe et non plus ses membres séparément va permettre de créer ou de consolider des références et des cadres communs. Des études ont montré que les modèles mentaux partagés au sein d’une équipe, en jouant sur les processus à l’œuvre, avaient un impact positif sur la performance de celle-ci (7).

Une mémoire transactive commune 

Former une équipe va également permettre de favoriser les mécanismes, seconde propriété, qu’elle met en jeu pour encoder, stocker et récupérer toutes les informations dont elle a besoin afin de mener à bien ses missions. Ces mécanismes sont renfermés sous l’expression de «mémoire transactive». Elle permet à chaque membre de savoir qui sait ou qui sait faire quoi en fonction d’un contexte donné. Des chercheurs ont montré que c’est en partie grâce à ce processus que les équipes formées ensemble sont plus efficaces que celles dont les membres ont été entraînés séparément (8).

L’apprentissage au quotidien

Enfin, de nombreux travaux ont montré que l’apprentissage en équipe avait un impact sur la performance de celle-ci (9). On imagine combien il peut être délicat pour un manager de bloquer toute son équipe sur plusieurs jours, même en vue d’accroître son efficience. Heureusement, de nombreuses pratiques, tels que des debriefs réguliers (10), renforcent les habitudes et les bénéfices de l’apprentissage en commun. Ces occasions de réflexivité sont trop précieuses et trop fructueuses pour ne pas les ritualiser. Si la formation individuelle a encore de beaux jours devant elle, le rôle des managers aujourd’hui devrait être de s’opposer à cette pente naturelle pour emprunter des voies plus fertiles. L’apprentissage d’équipe en est une.

(1) Peter Senge (2016), La cinquième discipline, éditions Eyrolles (première édition, 1990).

(2) Deloitte (2016), Global Human Capital Trends – The new organisation: Different by design,Deloitte University Press.

(3) Opcalia (2015), Évaluation de la formation.

(4) Ad Kleingeld, Heleen van Mierlo et Lidia Arends (2011), « The Effect of Goal Setting on Group Performance: A Meta-Analysis », Journal of Applied Psychology, vol. 96, n° 6.

(5) Elad N. Sherf, Subra Tangirala, et Alex Ning Li (2023), « There Actually Is an ‘I’ in Team », MIT Sloan Management review.

(6) Franck Brulhart, Christophe Favoreu et Sabrina Loufrani-Fedida (2019), « L’influence de la compétence collective sur la performance d’équipe : analyse du rôle modérateur du leadership partagé et du coaching », Management international, 23(4).

(7) J. E. Mathieu, T. S. Heffner, G. F. Goodwin, E. Salas, et J. A. Cannon-Bowers (2000), « The influence of shared mental models on team process and performance », Journal of Applied Psychology, 85(2).

(8) D. W. Liang, R. L. Moreland, et L. Argote (1995), « Group versus individual training and group performance: The mediating role of transactive memory », Personality and Social Psychology Bulletin 21.

(9) Bardford Bell, Steve W. J. Kozlowski et Sabrina Blawath (2012), « Team Learning: A Theoretical Integration and Review », in S. W. J. Kozlowski, coord., The Oxford Handbook of Organizational Psychology (vol. 2), Oxford University Press.

(10) Christina N. Lacerenza, Shannon L. Marlow, Scott I. Tannenbaum et Eudardo Salas (2018), « Team Development Interventions: Evidence-Based Approaches for Improving Teamwork», American Psychologist, vol.73, n°4.

 

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Laurent Habart

Laurent Habart est cofondateur d’Edmotions, une société de production de séries fiction à vocation de formation, et président du collectif Learning Sphere. Il accompagne les équipes et les entreprises dans la mise en place d’organisations plus apprenantes et dans le développement de leurs compétences. Il est notamment l’auteur de Les solutions de gestion des compétences, 3e édition (2022) et La nouvelle organisation apprenante – Et si c’était la vôtre? (2018), éditions Diateino.

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