Gestion des compétences

"Il manque souvent un lien entre hauts potentiels et gestion des compétences"

La gestion des hauts potentiels dans les grandes organisations s’effectue très souvent en marge des programmes de gestion des compétences. Trop secrète et trop stratégique. Le spécialiste français Christophe Falcoz propose au contraire de relier cette gestion de la relève avec celle des compétences clés de l’entreprise. 

La gestion des hauts potentiels, ces managers destinés aux plus hautes responsabilités, est un processus pétri d'ambivalences. Indispensable pour garantir la pérennité des entreprises, le processus est très souvent tabou. C'est un terrain propice aux jeux de pouvoirs, à la discrimination et où les risques de burnout sont grands... Et pourtant. Il s'agit d'un processus hautement stratégique pour les DRH. L'analyse d'un des plus grands spécialistes français de la question, Christophe Falcoz*. 

De qui parlons-nous? Des talents, des hauts potentiels, des collaborateurs clés?

Christophe Falcoz: On retrouve homme clé, collaborateur clé, haut potentiel. Talent est plus récent. Dans la littérature américaine et dans les grandes entreprises à culture internationale, on parle de fast trackers, high flyers et high potentials. Pour mettre de l'ordre dans tout ça, je propose deux postures. La posture gestion des cadres à haut potentiel désigne des pratiques déjà relativement anciennes. C'est une gestion, relativement élitiste, qui désigne les successeurs des postes de dirigeants. Il s'agit de rédiger des listes de personnes dûment identifiées - qui généralement ne savent pas - et qui vont être gérées de manière spécifique. 

Et les talents?

C'est l'autre posture. Beaucoup plus récente, elle recouvre des notions et des pratiques relativement différentes. Prenons un exemple. Il y a plusieurs années, dans une mission de conseil, j'ai été amené à repenser la gestion des cadres à hauts potentiels du groupe LVMH au niveau mondial. Je me suis rendu compte qu'ils avaient déjà un programme de gestion des experts clés. Et que parmi ces experts, il y avait aussi des non-cadre. Des stylistes dans les maisons de couture, des maîtres de chai en champagne. LVMH s'intéressait donc à des gens qui sont clés et qui ne sont pas nécessairement des managers. Des experts qui risquaient de mettre en danger la pérennité de la maison en cas de départ. Du coup, nous avons réuni la gestion des hauts potentiels et la gestion de leurs experts clés dans une même boîte qu'on a appelée gestion des talents-clés. La notion de talent est donc plus vaste que celle de haut potentiel. Trop peu d'entreprises sont dans cette logique aujourd'hui. 

Gestion des compétences et hauts potentiels sont donc en général séparés ...

Totalement. Les hauts potentiels sont généralement repérés via des indicateurs très génériques, ce sont des personnes qui vont plus vite, plus haut dans l'échelle hiérarchique, avec des éléments de traits de caractère comme le leadership ou la disponibilité pour une mobilité internationale. Les entreprises se préoccupent rarement des compétences spécifiques, qui ont un lien avec la culture d'entreprise, l'impact de la stratégie sur les comportements attendus. Très souvent, ce lien n'est pas fait. 

Quels sont les modèles de détection que vous conseillez ...

On commence en général par identifier les compétences clés de l'entreprise. Grâce à un dispositif d'analyse de ce qui est spécifique dans l'entreprise. Qu'est-ce qui produit de la valeur ajoutée à long terme? Avec au final un texte de quelques lignes, qui résument ces fameuses compétences distinctives des concurrents. On effectue ensuite un travail de déclinaison jusqu'au niveau des dispositifs individuels de détection. 

Et dans la pratique?

Il y a en général deux grandes familles. La détection «latine» s'opère lors d'un entretien d'évaluation annuelle classique. Et l'évaluateur a sous le coude un certain nombre de questions qui vont porter sur des dimensions «potentiel». Et puis, le supérieur hiérarchique rédige un compte rendu qui remonte à un comité de carrière de niveau «corporate». Pendant ces petits comités, ils font le tour de piste pour en sortir une liste. Et généralement on ne dira pas aux gens qu'ils sont sur cette liste. 

Pourquoi?

De peur qu'ils prennent la grosse tête. Et aussi parce qu'on ne sait pas assumer le fait de dire aux gens: vous êtes sur la liste mais vous pourriez en ressortir. Je conseille de le dire, en précisant que la liste est revue régulièrement... Et puis reste le problème des gens qui ne sont pas dedans. 

Vous avez mentionné le dispositif de détection latin, et l'autre?

Il s'agit en particulier des assessment centers, qui sont très anglo-saxons. Le gros problème des assessment centers, c'est le coup de la guillotine. Si le résultat est négatif, vous comprenez que votre carrière est bloquée pendant un temps, voire définitivement. Il faut vous imaginer le truc, ça dure quinze jours, on vous prépare pendant un an, on vous enferme dans un centre, on vous mouline dans tous les sens et on vous dit non. Tout le monde va finir par le savoir. 

Une fois le potentiel repéré, il faut mettre en place tout un tas de processus en termes de formation et de mobilité ...

La question de la formation est relativement secondaire. Les hauts potentiels consomment de la formation prestige. Le groupe Axa invite par exemple ses hauts potentiels dans des formations châteaux de son université interne. Dans ce type de formation, parfois gérée par l'INSEAD ou HEC, des professeurs prestigieux donnent des conférences, des directeurs généraux viennent travailler sur la stratégie d'entreprise. C'est surtout un lieu de réseautage. 

Parlez-nous des risques ...

Nous avons déjà évoqué le syndrome du prince de la couronne. Ceux qui veulent être calife à la place du calife. L'équilibre vie professionnelle/vie privée est un autre sujet délicat. Je me souviens d'un manager Texan d'une grosse société française qui très vite m'a parlé de sa femme et de ses enfants. Il était basé en Europe de l'Est, avait œuvré en Asie; sa femme travaillait en Allemagne. Je lui ai demandé si sa vie privée n'était pas un peu compliquée. Il m'a avoué souffrir énormément de ses problèmes de couple. Cela dit, il était très content de son employeur, qui lui payait un coaching de couple. Le risque de burnout est très fort aussi. Tout comme celui du clonage qui peut avoir un impact négatif sur l'innovation. 

Donc vous conseillez plus de diversité ...

Oui, la gestion des talents et la gestion de la diversité doivent être reliées. Les hauts potentiels sont encore trop souvent des hommes, managers de moins de 40 ans. 

Une autre critique assez répandue concernant les hauts potentiels est celle de la discrimination...

Oui et personne n'en parle. J'appelle cela plutôt du clonage. Les listes de hauts potentiels contiennent très souvent que des managers mâles qui ont entre 30 et 40 ans. On oublie les experts, les femmes, les jeunes ou les seniors. Je pense que la gestion des talents est une façon de reformuler la question, d'ouvrir à des populations jusqu'ici pas ou peu concernées. Mais intellectuellement et dans une démarche RH classique, cela suppose une maturité, de faire des liens entre gestion des compétences clés, gestion de la diversité et gestion des talents. 

Les dispositifs de repérage et de gestion des hauts potentiels ne tiennent pas compte des autres forces contradictoires présentes dans l'entreprise. Les jeux de pouvoirs, les jalousies. Comment tenir compte de ces réalités?

Au fond, c'est la question de la répartition du pouvoir. Un sujet extrêmement sensible pour un dirigeant. Dans de nombreuses entreprises comme SEB ou Lagardère, certaines décisions de nomination se prennent le dimanche en famille, entre les fromages et les cafés... 
Deuxièmement, d'un point de vue psychanalytique il s'agit de canaliser la logique du meurtre du père. Or un dirigeant a plutôt tendance à s'accrocher à son siège qu'à repérer son successeur. 

C'est là qu'intervient le DRH ...

Oui, le DRH essaie d'apporter de l'objectivité, de la validité et de la transparence dans un sysème qui n'aime ni la validation ni l'objectivité et ni le visible. Et cette démarche requiert pas mal de courage. Affronter un dirigeant sur cette question est difficile. Mais les DRH ont intérêt à le faire. Cela leur donne une dimension stratégique hors du commun. 

Un exemple?

Lors d'une fusion&acquisition, un DRH est appelé en urgence au siège par le président directeur général. Il était en train de négocier un rachat. Il fallait donc faire vite. Le DRH est parti avec sa liste de hauts potentiels. Il a pu ainsi fournir les noms de celles et ceux qui parlaient la langue d'affaire de l'entreprise cible, savoir qui était immédiatement disponible pour une mobilité... le DRH se retrouve ainsi impliqué dans des décisions hautement stratégiques sur un segment RH clé. 
 

* Christophe Falcoz est consultant chez RCF Management à Lyon. Il a écrit plusieurs livres sur la gestion des hauts potentiels, dont une étude de référence rédigée en 2004 pour le groupe Les Echos (Gérer les cadres à haut potentiel).

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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