La philosophie, le temps et l’espace de la GRH
La philosophie n’apporte pas de recettes toutes faites. Elle apporte du recul et elle donne du sens. Couplés avec le courage, ces attributs sont d’excellentes aides à la prise de décision.
«Nul n’entre ici s’il n’est géomètre.» Selon la tradition, Platon, figure fondatrice de la philosophie, aurait fait graver cette phrase à l’entrée de son Académie, fondée à Athènes en 387 avant Jésus-Christ. Les interprétations de cet avertissement sont nombreuses et diverses. Et si nous l’affichions sur la porte du Responsable Ressources Humaines?
Non pas une géométrie cartésienne, bien sûr, non pas une science des espaces lisses; mais plutôt une pratique des plis, des terrains et des échanges.
Nombreux sont les témoignages de RRH décrivant leur activité quotidienne comme truffée de ces situations complexes, diverses et souvent ambiguës. Autant de situations individuelles qui doivent être traitées de manière équitable, tout en tenant compte des lignes directrices de l’organisation. Un vrai casse-tête?
La philosophie est aux premières loges pour mesurer la complexité
N’est-ce pas plutôt une chance? La fonction RH, de par son caractère transversal, est aux premières loges pour mesurer la complexité et la diversité des entités composant l’organisation, et des contraintes qui pèsent sur elle. De nombreuses voix s’élèvent pour souligner lesdites contraintes tant internes qu’externes; et pour appeler à considérer l’organisation comme partie prenante d’un écosystème, non pas le seul reflet d’une hiérarchie.
On pense au multiculturalisme et à la responsabilité sociale et environnementale bien sûr, mais que dire lorsque le think tank des entreprises du CAC 40 (Institut de l’Entreprise, France) appelle à repenser la composition des conseils d’administration pour une «meilleure prise en compte du long terme»?
Qu’est-ce que cela veut dire? Cette question implique ni plus ni moins un renversement radical de perspective, tant il est vrai que l’entreprise toute entière est vouée au court terme, depuis la prise de décision en chaîne jusqu’aux fluctuations des salles de marchés.
Ce rétrécissement de la dimension temporelle devient de plus en plus problématique. D’abord sur le plan de la lecture de la réalité. Que peut-on comprendre du monde et des hommes alors même que les intervalles d’observation se raccourcissent? S’il ne s’agissait que de prendre note des tendances, les entreprises pourraient s’en remettre aux médias ou aux bonnes pratiques.
Mais il s’agit, comme en stratégie, de prévoir, d’anticiper, de comprendre et de reconfigurer. Or si le temps est le sens, comme le dit le philosophe allemand Safranski, le temps ne donne pas le sens. Pour que ce dernier émerge, il faut créer un horizon; il faut, selon l’expression consacrée, du recul et un projet. C’est là qu’intervient la philosophie.
En tant que discipline d’orientation, la philo vient renforcer le courage
Ne nous y trompons pas: la philosophie ne donne aucune recette; elle est profondément étrangère aux filtres des bonnes pratiques (best practices). Ce qu’elle peut faire en revanche pour le RRH, c’est irriguer, alimenter son effort constant de recherche des solutions les plus adaptées.
En tant que discipline d’orientation, elle vient renforcer le courage que nécessite une navigation fine lorsque la créativité, la prise en compte de la complexité et l’exploration de la profondeur sont devenues impératives. «L’ancêtre de toute action est une pensée», disait Emerson. Si la première est indécise et maladroite, la seconde doit pouvoir se renouveler.
Les nombreux espaces que le RRH doit arpenter quotidiennement sont autant de surfaces sur lesquelles sont inscrites des indications de chances et de risques. Complémentaires ou concurrentielles, elles appellent le courage de leur reconnaître une dimension existentielle.
En effet, derrière les refrains de génération X, Y ou Z s’affrontent des visions du monde, qui sont autant de positionnements et de registres d’attentes différents. Ainsi, la question de l’efficacité et de la justesse de son action doit être comprise comme le produit d’une sphère de tension élaborée entre ses attentes propres, les contraintes de l’organisation et les attentes des autres (peu importe qu’elles soient réelles ou imaginaires).
Tension, le mot est lâché. Avant d’être cause de maladies, ce que l’on appelle plus communément le stress est cette réponse de l’organisme aux impulsions de l’organisation.
Cultiver le goût de la complexité pour ce qu’elle recèle de solutions
La philosophie, discipline de la globalité pour le philosophe Peter Sloterdijk, permet de moduler les différentes fréquences de stress, de les replacer dans le contexte plus large de culture et ainsi d’en appréhender le potentiel. Cultiver le goût de la complexité pour ce qu’elle recèle de solutions; plutôt que d’opter pour la répétition à tout prix (mais à quel coût?).
Nous avons voulu proposer ici de concevoir le RRH – et plus généralement tout membre clé d’une organi sation – comme un arpenteur ayant retenu la leçon du grand Alberto Giacometti: «L’espace n’existe pas, il faut le créer, mais il n’existe pas.»