Dossier

La sociologie, cet antidote au normatif

Devenus les maîtres de la gestion par dispositifs, les DRH ont perdu la sensibilité du terrain et ne sont plus capables de créer une culture d’entreprise locale. Ce double enfermement s’accompagne d’une vision de plus en plus juridique de l’individu, qui le coupe ainsi de sa dimension collective. La sociologie peut aider à inverser la tendance.

Pour identifier les apports de la sociologie à la GRH, il faudrait bien sûr faire ou refaire l’histoire de la GRH dans l’entreprise, identifier les passes et les impasses dans lesquelles elle s’est fourvoyée sur la base de croyances, d’idéologie ou d’instrumentations prétendument innovantes.

Faut-il rappeler à titre d’exemple cette très ancienne et récurrente chasse à la motivation des individus sous l’incroyable prétention à dénicher les leviers de la performance. Faut-il signaler plus récemment le délire instrumental lié à la mesure du stress et des risques psychosociaux, tous ces outils déballés avec abondance masquant une impuissance durable à jouer enfin un rôle dans la défense et illustration du rôle de l’homme dans la réussite de l’entreprise à fabriquer, produire et satisfaire ses clients.

Que les DRH qui ne se reconnaissent pas dans ce texte m’excusent, ils sont peu nombreux et je n’ai qu’une hâte, les rencontrer. Que constate-t-on en effet?

Les DRH ne connaissent plus le terrain

Le travail évolue, les métiers bougent et accompagnent les transformations des entreprises. Travailler aujourd’hui ne consiste plus à appliquer quelques consignes de base ou à suivre une liste de tâches pré-écrites. Chacun sait qu’une fiche de poste, une définition de fonction, sont déjà caduques à peine sont-elles écrites.

Travailler c’est prendre en charge, parfois affronter, des situations, des événements prévus mais de plus en plus souvent imprévus, non programmés et y faire face en mobilisant son savoir-faire, l’ensemble de ses ressources (dont les autres font partie), réaménagées au regard de la nécessaire compréhension des caractéristiques de la situation rencontrée.

En d’autres termes, l’expérience et l’intelligence de l’individu se recomposent au feu de l’événement. C’est parce qu’il y a événement qu’il y aura initiative et parfois prise de risque car l’initiative profite de l’imprévu tout en requérant une forme de courage.

Ce qui se joue dans les activités, dans le travail des individus est étranger aux DRH car ce travail échappe à toute normalisation, standardisation imaginée dans ce nouveau bureau des méthodes qu’est devenu la DRH. Le travail est local, spécifique, contextuel et même s’il participe bien entendu d’une forme commune, il demande à être connu, identifié, reconnu, spécifiquement, dans sa puissance d’agir, dans son expression la plus complète, avec ses réussites et ses échecs, dans ce qui se partage entre pairs, dans cette confrontation nécessaire entre prescrit et réel.

Nous sommes loin des grandes manœuvres de définition des métiers en chambre. Le management est d’ailleurs pris dans ces manœuvres comme un instrument, un relai sans point de vue, sans jugement et surtout sans perspective critique. On notera en passant que manager est un travail qui mérite aussi qu’on s’intéresse à lui autrement qu’en lui assignant mille et une tâches d’exécution de procédures encombrant les agendas et cantonnant le manager derrière son écran d’ordinateur.

Les DRH ne gèrent plus que des dispositifs et de la communication

Par dispositif de gestion des salariés, nous entendrons l’ensemble des règles formelles instaurées au sein des firmes pour coordonner les membres de la relation d’emploi. La mise en place de ces dispositifs fait émerger de nombreuses interrogations sur l’organisation du temps, de l’espace, des objets et des acteurs dans les situations de tra-
vail.

Les DRH sont très loin d’en saisir les enjeux ni même de s’en préoccuper de façon prioritaire. Leur souci est de convaincre, en particulier les managers, d’appliquer dispositifs et procédures. Ils ne comprennent souvent pas d’ailleurs pourquoi les procédures ne fonctionnent pas comme elles devraient, pourquoi les acteurs de terrain les contournent au profit d’arrangements locaux.

La sociologie ou peut-être faudrait-il dire les sociologies, donnent, à titre d’exemple, des clés de compréhension sur ce que l’on appelle trivialement la culture. Le contexte, tant historique qu’anthropologique, tient une place importante dans l‘évaluation d‘une culture. Il est difficile de la caractériser si on veut coller à la réalité, car elle dépend de plusieurs paramètres.

Si une entreprise veut imposer sa culture en n‘importe quel coin du globe en la faisant triompher des cultures nationales, elle doit tenir compte du contexte et des spécificités locales. Ce sont des évidences qu’il faut rappeler en ces temps de mondialisation.

Les DRH n’ont plus qu’une vision juridique de l’individu

Depuis le début des années 80, l’indivi dualisation que nous venons d’évoquer est la grande tendance de la gestion des ressources humaines. Rien n’y échappe: rémunération, carrière, formation, temps de travail, etc. Le collectif est atomisé, souvent cité mais soumis à une aporie, une impossibilité à le traiter avec pertinence.

A la gestion collective et prétendument anonyme, on préfère désormais une gestion individualisée traitant chaque salarié comme un être unique et singulier. On gère une foule, mais d’individus différents. L’essor de ces pratiques s’opère nécessairement dans un certain environnement juridique. Soit que le système juridique les autorise expressément ou implicitement, soit qu’il leur fournit des outils, des supports, soit qu’il les interdit ou les encadre.

Le salarié-individu est devenu, en tous cas sur ce plan,  la référence de cette société d’individus, même si les individus qui la composent – on pense ici au distinguo que fait Robert Castel entre individus par excès et individus par défaut – n’ont pas toujours le même visage.

En effet, exister pleinement comme un individu, c’est avoir la capacité de développer des stratégies personnelles, de disposer d’une certaine liberté de choix dans la conduite de sa vie sans être dépendant des autres. La notion d’individu ne couvre pas toutes les manières d’exister comme individu.

L’individualisme négatif, selon Castel, s’obtient par soustraction par rapport à l’encastrement dans des collectifs et se décline en termes de manques – manque de considéra tion, manque de sécurité, manque de biens assurés et de liens stables. On vit par conséquent d’autant plus à l’aise sa propre individualité qu’elle prend appui sur des ressources objectives et des protections collectives.

Exister comme individu, c’est donc avoir la possibilité de disposer de protections qui découlent de la participation à des collectifs. Il faut donc que chaque individu puisse bénéficier de supports, de ressources, de capitaux. Un individu n’existe pas comme une substance, il ne «tient» que parce qu’il est soutenu par un ensemble de supports.

Le collectif en est un, majeur. Il n’existe que dès l’instant où il en dispose. La fonction RH semble étonnamment l’avoir oublié. Le danger est pourtant évident, c’est celui d’une désaffiliation des salariés, c’est-à-dire un désencastrement des réseaux de protection collective.

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Gérard Reyre est Docteur en sociologie, conseiller en entreprise et  profes­seur à l’Université de Marne­la­Vallée (France). Il a notamment publié «Du courage d’être manager» aux éditions Liaisons en 2004 et «Evaluation du personnel. Histoire d’une mal­posture» aux éditions L’Harmattan en 2007.

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