La responsabilité sociale, c’est prendre position au quotidien
Difficile de définir ce qu’implique concrètement la responsabilité sociale. Respect et équité, écoute et employabilité ou engagement social autour de valeurs éthiques? Autant dire que l’on baigne dans les généralités. C’est finalement l’application concrète de ces idées qui est déterminante.
MBA, HEC Genève, septembre dernier. Un débat agite les 50 étudiants. La responsabilité sociale de l’entreprise est-elle un leurre ou une réalité? Deux clans se dressent: ceux qui se désintéressent complètement du sujet; et ceux, plus nombreux, qui voient là un rôle crucial et enfin clair pour les RH. Notre défi d’aujourd’hui, à nous professionnels, loge dans cette dualité. Avec la responsabilité sociale, nous touchons l’essence même de notre mission. Mais face aux exigences de l’entreprise, le message est loin d’être simple à passer envers tous.
La responsabilité, dit Comte-Sponville, consiste à prendre sa place dans l’ordre qui est le sien. C’est ce que personne ne peut faire à votre place. La responsabilité, c’est ce qui ne se délègue pas. Sous l’angle RH, il s’agit pour l’entre-prise de prendre sa place, rien que sa place, mais toute sa place d’employeur. Il ne s’agit plus d’assurer un toit comme en 1920, ni un emploi comme en 1960. Aujourd’hui, c’est à l’employé de gérer. Il s’agit par contre d’assumer ce que seule l’entreprise peut assumer dans sa relation avec ses collaborateurs et ceux qui y sont assimilés.
Au-delà de la position philosophique, qu’est-ce que cela signifie? Personne n’a de vision partagée de ce qu’implique concrètement la responsabilité sociale. Une enquête menée en 2005 par Fabienne Grébert met en évidence que pour les actifs, l’entreprise responsable c’est en premier lieu le respect et l’équité (36% des sondés); puis l’écoute et l’employabilité (22%); et enfin l’engagement social autour de valeurs éthiques (15%). Autant dire que l’on s’entend sur de grands principes humains sujets à interprétations très différenciées. D’ailleurs, dès que l’on en vient au concret, ce sont les perspectives individuelles qui l’emportent. Pour les femmes (73%), une entreprise responsable s’engage sur le plan humanitaire. Pour les non-cadres (81%), en concédant des avantages sociaux aux salariés. Pour les cadres (75%), en œuvrant pour garantir l’emploi aux plus de 45 ans. Et pour les plus jeunes, par le fait de bannir toute forme de discrimination.
Chacun voit midi à sa porte. Pris entre le concept d’éthique et nos intérêts personnels, nous avons de la peine à cerner ce qu’est la responsabilité. Et envers qui elle se joue. La réflexion par les «stakeholders» n’est pas suffisante. Une entreprise qui sauvegarde ses emplois au détriment de ses sous-traitants est-elle socialement responsable? Chaque sous-traitant est responsable, comme chaque collaborateur. Mais les jeux économiques entre l’entreprise et chacun d’eux crée parfois des distorsions qu’il serait irresponsable de vouloir nier.
Alors où commencer? Nous vous proposons ici une typologie de la responsabilité sociale des entreprises axée sur le rôle des gestionnaires en ressources humaines. Cette grille de lecture en quatre axes (voir tableau 1) devrait permettre aux gestionnaires en ressources humaines d’acquérir une vue d’ensemble de leurs possibilités. A eux ensuite de prendre position.
Réparer
Réparer les dommages collatéraux, comme on dit de nos jours. C’est le sens le plus classique de la responsabilité sociale, née dans l’industrie avec la sécurité au travail. Aujourd’hui, l’ancienne notion de médecine du travail s’est déplacée sur le terrain psychologique. En Europe, 75% des arrêts de travail découlent plus ou moins directement du stress. A l’ère du changement permanent, l’incertitude est inquiétude. La pression de résultat augmente. Le droit à l’erreur diminue. Chez Migros, une psychologue suit les individus fragilisés, de leurs soucis humains au traitement des addictions. Les employés viennent de leur propre initiative ou sur la recommandation de leur supérieur. Peu à peu, par le bouche à oreille, une culture de soutien se crée.
Si on peut oeuvrer à la réduction des accidents de travail dans le secteur secondaire, on ne peut pas s’attaquer de la même manière au stress. Aucune entreprise ne peut plus s’épargner la pression de résultats. D’ailleurs, la plupart d’entre nous aimons cela. Mais personne n’est à l’abri d’une baisse de régime. Être socialement responsable, ce n’est plus offrir du travail aux moins performants. C’est aider opérationnellement les individus compétents à faire face aux conséquences de leur engagement lorsque celui-ci les met temporairement dans une situation de faiblesse.
Exemple: Hewlett-Packard privilégie les séparations actives lors de restructurations postfusions. Au-delà des indemnités légales, HP offre de véritables tremplins à la réembauche: Outplacement, aide à la création d’entreprise, prise en charge du déménagement dans le cas d’un emploi obtenu dans une autre région ou remboursement des cotisations sociales au futur patron pour une embauche dans une PME.
De manière beaucoup plus anticipatoire, les entreprises ont commencé une véritable traque à l’absentéisme. La raison première en est bien sûr économique. Mais elle est aussi sociale, au nom de ceux qui travaillent. Et si cela peut se faire au détriment des plus faibles, lorsque la démarche est sérieuse, elle permet aussi de dénicher les dysfonctionnements. Et les managers déficients. C’est ce que l’on nomme l’assesment du risque de stress.
Préparer
Bruno Vitrac, DRH de Peugeot, le disait déjà en 2000: «Nous avons constaté qu’il nous coûtait bien moins cher de former continuellement nos ouvriers à de nouveaux métiers que de licencier puis de recruter à nouveau au fur et à mesure des évolutions technologiques. Nous avons recruté des profils plus compétents. Et les avons rémunéré avec ce que nous avions de mieux à leur offrir: la variété et l’employabilité» (voir aussi en page 19). L’employabilité, c’est l’aptitude à trouver et à conserver un emploi, à progresser au niveau professionnel et à s’adapter au changement. Et bien sûr à s’intégrer plus facilement au marché de l’emploi pour trouver un nouveau travail si nécessaire. A l’ère du collaborateur entrepreneur de sa propre carrière, de ce que Tom Peters appelle le «Moi S.A.», l’employabilité est la contrepartie de ce que l’employé sensible aux réalités actuelles du marché attend de son engagement. Au contrat classique «mission contre rémunération» s’ajoute un contrat plus psychologique, «implication contre employabilité».
La responsabilité sociale, c’est aider les collaborateurs à devenir plus maîtres de leur destin face aux évolutions de l’entreprise. Surtout lorsque celles-ci sont imprévisibles. Le discours est encore trop souvent paradoxal. D’un côté, une exhortation aux individus à se prendre en main. De l’autre, une attitude de management paternaliste visant à la soumission à l’ordre établi. L’entreprise en subit elle-même les conséquences. La Confédération, lancée dans un vaste programme de réduction des tâches, va baisser son effectif de 36000 à 30000 personnes dans les 4 années à venir. Cela se fera essentiellement par départs naturels. Un tiers des employés fédéraux changeront de fonction, pour passer d’un poste supprimé à un poste conservé mais vacant. Au royaume de l’ultra-spécialisation, les collaborateurs ne sont pas prêts. Un employé des douanes passe le plus clair de son temps à calculer des taxes d’importation. Allez lui expliquer en quoi il est employable ailleurs.
L’employabilité naît de compétences individuelles transférables, la capacité à travailler en équipe, à résoudre les problèmes, à communiquer, à apprendre à apprendre. L’action à entreprendre est ici stratégique, en cela qu’elle sert aussi la valeur ajoutée et la compétitivité. On peut comme Steiner décider de former tous ses cadres de manière intensive pour attirer les meilleurs, quitte à essaimer ensuite sur le marché du travail. On peut aussi favoriser le travail en équipe et la participation aux décisions. L’empowerment rend employable, en mettant chacun face à ses compétences. On a même vu des dé-marches d’employabilité réussir lors de restructurations. Lorsque VonRoll a vendu ses activités de fabrication de fonte, des équipes d’ouvriers ont travaillé de manière autogérée au transfert des li-gnes de production jusqu’à leur licenciement. Ils ont du eux-même formaliser l’ensemble des processus comme des méthodes de fabrication. Prenant ainsi conscience de connaissances jusqu’ici tacites, ils se sont sentis plus forts face au marché du travail.
Influencer
Pendant les 30 Glorieuses, les syndicats se sont efforcés d’ancrer dans le marbre la protection du collaborateur. Aujourd’hui, les enfants des ou-vriers d’hier sont cadres. Ou cols blancs. Ils ne cherchent plus dans la loi les règles de leur relation à l’employeur. Tout au plus utiliseront-ils les prud’hommes en cas de licenciement pour régler les aspects financiers du divorce.
Paradoxalement, au moment où l’entreprise semble avoir les coudées trop franches pour certains, voilà cette dernière qui se met à travailler au respect de règles d’éthique. On pourra toujours dire que la vague de la gouvernance d’entreprise est une réponse au nouveau droit sur les sociétés anonymes. Mais face à la mondialisation, c’est l’entreprise qui a besoin de se protéger dans un jeu aux règles incertaines. Holcim travaille main dans la main en Amérique du Sud avec la Fédération Internationale des Travailleurs du Bois et du Bâtiment. En partenariat, ils forment les syndicats locaux aux règles de sécurité et les soutiennent dans leur action préventive au sein des entreprises de la région. Pour le géant du ciment, faire appliquer le droit du travail, c’est protéger ses coûts de production de la concurrence sauvage. Et en même temps protéger ses employés.
Influencer intelligemment. La nouvelle responsabilité sociale n’est pas désintéressée. Elle est une pièce à deux faces, un contrat à double bénéficiaire. L’entreprise œuvre à de nouvelles normes qui sont bénéfiques à elle-même comme à son personnel. Nestlé signe le Global Compact, manifeste déclarant le respect des droits de l’homme, du travail et de l’environnement ainsi que le refus de la corruption. C’est à la fois un acte marketing, la définition d’une règle économique et une avancée sociale. Nous sommes à l’ère où ceux qui font les lois sont aussi ceux qui les vivent.
De ce fait, nous nous sentons concernés, même lorsque ces stratégies partent de l’autre bout de la planète. Les employés de Switcher à Nyon ont réclamé que leur entreprise ne se préoccupe pas seulement de ses usines dans le tiers monde. Mais aussi d’eux-mêmes. Pour Christophe Bally, DRH de Rolex, l’influence sociale de l’horloger commence dans le fait de se préoccuper que les sorties de parking de l’entreprise soient sûres pour les écoliers de passage comme pour les employés.
La responsabilité sociale ne consiste pas pour l’entreprise à s’engager dans un combat politique. Mais à utiliser son influence pour co-définir des normes favorables à sa compétitivité économique autant qu’à ses stratégies humaines et sociales.
Contribuer
Lorsque Bill Gates part vacciner des enfants en Afrique, il s’engage personnellement. L’action n’est pas critiquable, d’aussi riches que lui ne le font pas. D’autres le font sans caméra. Dans tous les cas, c’est du mécénat. Une contribution à une action humanitaire ou artistique, certes. Mais par le fait du prince. Par la décision solitaire de celui qui tient les cordons de la bourse.
A contrario, dans un monde où la seule finalité semble la rentabilité, certaines entreprises ont compris que leur contribution à l’environnement donnait un autre sens à l’engagement du collaborateur pour son employeur. Firmenich emploie des handicapés en les intégrant à différents postes de l’entreprise. Les employés valides les encadrent au quotidien. Depuis 1997, le Novartis day propose chaque année aux collaborateurs de la multinationale une journée de congé payé pour aider une association en faveur de la communauté. Ces deux exemples touchent les individus qui s’y engagent. Mais ce sont aussi les équipes qui peuvent se souder par ces démarches. Des workshops de teambuilding apparaissent aujourd’hui qui offrent aux cadres concernés de contribuer ensemble à une action humaine. L’été dernier, pendant la Coupe du monde, des cadres d’ABB et de Carghill ont joué au football sur le terrain du stade de Genève. Non pas entre eux. Mais en partenariat avec plusieurs ONG locales, dans des équipes mixtes avec des exclus de la société (chômeurs longue durée, réfugiés, SDF, etc.) Pour un moment d’échange entre deux mondes qui ne se rencontrent jamais. Des deux côtés, on a beaucoup reçu de l’autre. Et dans l’entreprise, on a soudé autour des valeurs de l’équipe.
Participer à un monde plus humain
La responsabilité sociale est contractuelle. Comme les exemples précédents le montrent, l’entreprise y gagne et les bénéficiaires des actions aussi. Ce contrat n’est pas réservé à quelques entreprises privilégiées. En bien des lieux de travail, on s’engage. Ce contrat-là n’est pas obligatoire. Il ne découle pas de la relation de travail, mais de la volonté d’un dirigeant. D’un être humain. A chaque fois que la responsabilité sociale existe, elle repose sur la liberté de penser et sur le courage de prendre position. Le but des dimensions présentées ici est de soutenir cette prise de position. En proposant un concept qui permette de donner un sens aux actions que nous entreprenons dans nos fonctions. Qui permette à nos partenaires de les comprendre. Et qui nous permette de nous rappeler pourquoi la plupart d’entre nous avons choisi ce métier: les ressources humaines.