La révolution numérique nous oblige à reprendre le contrôle de notre temps
Internet, e-mails, réseaux sociaux, outils collaboratifs et IA restructurent en profondeur notre rapport au travail. Accaparée par les notifications et la multiplication des canaux de communication, notre attention se dilue. Voici une feuille de route pour reprendre le contrôle.
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Les technologies de l’information transforment notre manière de travailler. Cette grande restructuration (travail hybride, partage de documents, visio-conférence, instantanéité de la communication) impacte fortement notre capacité à rester concentré. Selon une étude de McKinsey de 2012, un travailleur de la connaissance passe plus de 60% de son temps à chercher de l’information sur Internet et à communiquer, dont 30% de ce temps à rédiger des e-mails. Dans notre économie de la connaissance, la communication et la coordination entre les acteurs est en train de prendre une place démesurée. Au détriment d’un travail en profondeur et créateur de valeur.
Épuisement professionnel
Le deuxième enjeu de cette révolution numérique est le flou qu’elle installe entre les sphères professionnelles et privées. Avec des conséquences sur notre santé mentale. Selon le Job Stress Index 2023 de Promotion Santé Suisse, un tiers des travailleurs·euses suisses étaient en zone critique. Les deux raisons principales de cet état d’épuisement émotionnel sont la prise de contact et l’exigence de disponibilité en dehors des heures de travail. Aujourd’hui, sans une discipline de fer, notre attention est constamment captée par des préoccupations professionnelles. Cette pollution constante de notre concentration nuit aussi à notre productivité.
Deep Work
Selon Cal Newport, professeur au département d’informatique à l’Université de Georgetown aux États-Unis et auteur d’un best-seller sur le travail en profondeur (Cal Newport, Deep Work, éd. Piatkus, 2016, 296 pages), cette grande restructuration du travail par le numérique est en train de créer une division entre les jobs à faible valeur ajoutée (qui seront progressivement remplacés par la machine) et les jobs à forte valeur ajoutée (qui seront de mieux en mieux payés). Dans ce contexte, deux compétences vont prendre de la valeur: notre capacité à apprendre et maîtriser des nouvelles choses et notre capacité à produire rapidement des résultats de grande qualité. Pour y arriver, nous devrons apprendre à entrer dans le Deep Work (travail en profondeur). Pour Cal Newport le Deep Work «sont des activités professionnelles réalisées dans des états de profonde concentration qui poussent nos capacités cognitives jusqu’à leur limite. Ce travail produit de la valeur, améliore nos compétences et est difficile à copier.» Selon lui, le Deep Work sera la superpuissance du XXIe siècle. Le travail en profondeur est aussi un travail qui donne du sens: aller à l’essentiel, devenir spécialiste d’un domaine et miser sur un travail à haute valeur ajoutée.
Shallow Work
À l’inverse, le Shallow Work (travail en surface) représente toutes les activités de documentation et de communication: les recherches sur Internet, les réseaux sociaux et le traitement des e-mails. Ce travail d’organisation et de communication est nécessaire, mais peut être réduit à un minimum. Idéalement, environ 30% d’une journée de travail. Dans un livre passionnant sur les stratégies à mettre en œuvre pour rester concentré dans ce monde numérique, l’auteur et investisseur américain Nir Eyal montre que ce sont les mécanismes de l’addiction qui sont à l’origine de cette dispersion de notre concentration (Nir Eyal, Indistractable, éd. Bloomsbury Publishing, 2019, 319 pages).
Déclencheurs internes
Selon Nir Eyal, 90% des situations où nous perdons le fil sont causées par ces mécanismes de l’addic- tion. En clair, nous n’aimons pas l’inconfort, l’ennui ou le vide et nous avons donc tendance à remplir ces moments avec des activités futiles ou des shoots d’adrénaline. «Nous devons apprendre à ressentir ces moments inconfortables, dans notre corps, et à résister à la tentation de les supprimer. La vie n’est pas toujours plaisante et agréable, il faut l’accepter», écrit-il. Un autre déclencheur interne est de croire que nous sommes incapables de changer. Au contraire, essayons d’avoir une image plus positive et ouverte de nous-mêmes. C’est en étant bon et patient avec soi-même que les choses iront mieux», poursuit Nir Eyal.
Accepter l’ennui
Cal Newport conseille lui aussi d’accepter l’ennui et les moments de vide en dehors du travail. Avec les Smartphones et la distraction permanente offerte par les sites de news ou les réseaux sociaux, nous sommes scotchés sur nos écrans à chaque moment de pause (sur le quai de gare, en attendant la commande au restaurant). En faisant cela, nous entraînons notre cerveau à rester dans le travail de surface. Mais réfléchir longtemps à un problème complexe n’est pas simple. Il y aura des moments de vide, des moments d’ennui à traverser. Nous devons donc entraîner notre cerveau à résister à cette tentation du divertissement facile.
Reprendre le contrôle
S’il faut retenir un message des livres de Cal Newport et Nir Eyal, c’est que ces outils technologiques sont à notre service, et non l’inverse. Les deux auteurs proposent une série de stratégies pour reprendre le contrôle. À chacun de choisir les méthodes qui conviennent le mieux à sa personnalité et à son activité. L’idée ici est de redevenir maître de son temps et de sa vie. Quelles sont nos valeurs? Quelles sont nos priorités? Une fois ces fondamentaux clarifiés, Nir Eyal propose de découper notre journée en blocs. Typiquement, le matin sera dédié à un moment pour soi-même, à du travail en profondeur sur les tâches professionnelles importantes. L’après-midi sera plutôt consacrée aux e-mails et aux tâches de coordination (séances, visioconférences). Il conseille aussi d’agender du temps pour sa famille et ses proches.
Arrêter les réseaux sociaux
Le temps passé sur Facebook, Instagram ou LinkedIn peut-il être mieux investi? Cette réflexion mérite d’être menée. Ces réseaux ont leur utilité (rester en contact avec des amis, diffuser nos travaux, se tenir au courant de l’actualité) mais ils ne sont de loin pas indispensables. Cal Newport critique aussi l’illusion de la renommée via les réseaux sociaux. «Avant ces plateformes, écrit-il, il fallait énormément de travail et de temps pour être reconnu dans son domaine et créer une communauté. Aujourd’hui, c’est facile. Je like ton post si tu likes le mien. Plus besoin de lire, plus besoin de produire des contenus de qualité.»
Réduire les déclencheurs externes
Une autre stratégie est de réduire au minimum les déclencheurs externes: les notifications, les e-mails ou les séances notamment. Plus vous envoyez d’e-mails, plus vous allez en recevoir. Pour optimiser l’efficacité des séances, exigez un but et un agenda précis. En principe, lors d’une séance, personne ne sort son laptop ou son téléphone. Ces moments sont là pour interagir et avancer sur un projet commun. D’autres astuces: activez un message d’absence ou affichez une pancarte sur votre porte pour signaler que vous ne souhaitez pas être dérangé.e. Il est aussi possible de débrancher les notifications ou de bloquer le fil d’actualité sur les réseaux sociaux.
Semaine de 4 jours
Toutes ces techniques visant à réduire les tâches inutiles sont à l’origine de la semaine de 4 jours. Ce modèle d’organisation du temps a été testé pour la première fois en 2007 par une société informatique américaine 37signals (aujourd’hui Basecamp). À l’origine, le but n’était pas de travailler 10 heures par jour pendant 4 jours, mais de réduire au minimum ce travail de surface pour travailler 8 heures par jour, 4 jours par semaine. À noter aussi que les cultures d’entreprises les plus productives et les plus saines sont celles qui limitent ce travail de surface et qui imposent des moments de déconnexion.