Bien-être numérique

«Le numérique peut être vécu comme une injonction à la connexion permanente»

Les outils numériques ont envahi nos vies et transformé notre manière de travailler. Comment rester sain d'esprit dans ce monde hyperconnecté? Quatre spécialistes partagent leur point de vue.

Selon le Job Stress Index 2023, un tiers des travailleurs suisses se sentent épuisés émotionnellement. Quelle part de responsabilité porte la numérisation du travail dans cette situation?

Florian Revaz: Je me souviens d’un salon de l’entreprise à Bulle où je faisais la promotion du numérique responsable. La moitié des entreprises vendait du numérique et l’autre moitié du coaching pour aider les gens à se sentir mieux. Mais ce n’est pas que la faute du numérique. La pression du résultat et de la performance joue aussi un rôle.

Quelle est la part du numérique?

FR: Le numérique a amené plus de pression sur les employés. Avec l’e-mail, on exige des réponses dans l’heure. Les outils de collaboration et les chats nous rendent atteignables en permanence. Cela dit, j’entends de plus en plus d’entreprises qui parlent de déconnexion, qui mettent en place des garde-fous et qui interdisent l’envoi d’e-mails au-delà de 18h par exemple.

Sophia Achab: À mon avis, c’est plutôt une question de digital mal utilisé. On a commencé à prendre la mesure du phénomène avec la crise du Covid, qui a poussé l’entier de la population à interagir quasi exclusivement au travers du digital. C’est en amplifiant le phénomène qu’on s’est rendu compte de certains travers. De plus, la crise sanitaire a provoqué de l’isolement, de l’anxiété et des pertes d’emplois. Ces facteurs de mal-être peuvent mener l’individu à chercher des choses positives au travers du numérique, pour contrebalancer son mal-être. L’offre numérique s’est donc fortement développée depuis 2021. 

Il y a donc un avant et un après pandémie sur ces questions?

SA: Oui. C’est aussi le constat du Parlement européen, qui a voté en 2021 une résolution sur la santé mentale et le digital au travail.

Vous êtes médecin-psychiatre, spécialiste des addictions. Quel regard portez-vous sur ces outils digitaux?

SA: Le digital est une bonne chose à condition de l’adapter pour qu’il préserve la santé mentale des usagers. Il faut être notamment attentif au fait que le numérique augmente la probabilité d’interruption, la possibilité de multi-tasker et le flou sur les limites entre le personnel et le professionnel. Il a aussi rajouté les flux continus, qui sont nouveaux, le travail devient donc interminable. Enfin, le digital semble être devenu la seule solution à tous les problèmes. C’est souvent le cas avec les avancées technologiques, on a tendance à les adopter dans tous les champs de la société, de manière irréfléchie.

Nous assistons donc à un retour du balancier?

SA: Oui, nous sommes sans doute allés trop loin en tant que société et nous allons vers des usages plus réfléchis.

Quelle est la part de responsabilité de l’industrie de la tech?

SA: Elle utilise de plus en plus d’algorithmes dits prédateurs, afin de garantir une augmentation exponentielle de ses bénéfices. Cette économie de l’attention est un désastre pour la santé mentale et pour le bien-être des individus.

Mario Sgarrella: La pandémie a brouillé les frontières entre vie privée, vie professionnelle et vie digitale. C’est devenu très difficile de gérer ces trois dimensions.

Comment s’en sortir?

MS: Par l’éducation, la formation et le coaching. Selon l’étude de Promotion Santé Suisse que vous avez citée, les deux effets collatéraux de la digitalisation sont la prise de contact et l’exigence de disponibilité en dehors des heures de travail. Et les responsables sont à la fois l’individu et l’entreprise, qui permet ou encourage cette disponibilité permanente.

Delphine Seitiée: Cette tendance est mondiale. Selon certaines études, 30% des travailleurs sont épuisés émotionnellement, alors qu’ils n’étaient que 4% en 2010. Mais la digitalisation existait déjà en 2010, donc elle n’est pas seule en cause.

Le contenu du travail joue aussi un rôle. Notre relation au travail a évolué en 15 ans. Selon une autre étude de 1990, 60% des Français accordaient une place importante au travail dans leur vie. En 2021, ils n’étaient plus que 24%. Il y a donc aussi un désenchantement de notre rapport au travail.

Le travail ne fait plus rêver?

DS: Oui, le livre de David Graeber sur les Bullshit jobs (2018, ndlr) montrait que 50% des activités économiques étaient considérées comme vides de sens. C’est énorme!

Revenons sur les impacts des outils digitaux sur le travail...

FR: Ces impacts ne sont pas que négatifs bien sûr. Dans le domaine de la réinsertion de personnes en situation de handicap, ces outils sont d’une grande aide. En termes de communication, le digital apporte énormément. Ce ne sont pas les outils digitaux qui posent problème, mais plutôt la façon dont on les utilise.

MS: Mais ces outils sont aussi conçus pour détourner notre attention de manière pernicieuse, surtout chez les jeunes. Et les géants de la tech sont tous en compétition, donc la conquête de notre attention n’est pas près de s’arrêter.

FR: En Asie, il y a même eu des décès causés par une immersion totale dans le digital.

MS: Les statistiques montrent que ce sont les jeunes et les personnes de bas niveau socio-économique et issus de la migration qui sont les plus vulnérables. Ces populations sont les moins outillées pour faire face à ces addictions. L’exemple classique est le parent qui donne une tablette à son enfant pour avoir la paix. Sans s’en rendre compte, il est en train de faire de son enfant un esclave des algorithmes.

DS: Entièrement d’accord avec vous. Et les adultes doivent aussi apprendre à utiliser ces outils. Selon une étude, 20% de la population suisse a des faibles compétences dans le numérique. Autre indication intéressante: 40% des employés·es suisses craignent d’être remplacés·es par une IA. Paradoxalement, la culture digitale est encore assez faible en Suisse, alors que le numérique gagne en importance dans le monde. Les Suisses ont parfois le sentiment d’être dépassés par le numérique. Ces outils sont un facteur de stress car ils exigent de changer continuellement.

SA: Le numérique va si vite que le cerveau n’arrive pas à suivre. Comment réduire ce décalage entre les outils numériques et notre capacité à les utiliser correctement?

SA: Au fond, les outils numériques ne sont que des outils parmi d’autres. Sur le lieu de travail, il s’agit de poser des règles communes sur quand utiliser un e-mail, un téléphone, une réunion Teams ou une séance en présentiel.

DS: La digitalisation s’accélère toujours plus. Pensez aux nouveaux outils d’IA génératives. Elles se sont diffusées en quelques mois. Et selon certaines estimations, elles vont impacter 50% des jobs dans le tertiaire. La première solution est donc d’embrasser le digital et de s’y adapter rapidement. Car ce sera aussi l’IA qui va mettre fin aux Bullshit jobs. L’IA générative est capable de réparer des bugs, de remplir des formulaires, de chercher de la documentation et d’accomplir des tâches procédurières.

MS: Je suis partiellement d’accord avec vous. Utiliser cette IA exige un niveau de maîtrise elevé. L’enjeu se situe plutôt là, nous devons apprendre avant tout à gérer de façon plus saine les bases: l’e-mail et les outils de travail collaboratif comme Slack ou Teams. Ces outils sont devenus la norme et nous obligent à communiquer constamment sur plusieurs canaux. Mal gérés, ils parasitent notre attention et participent à un sentiment d’épuisement professionnel qui mèene au stress et au burnout, avec des taux très élevés surtout en Suisse.

Vous suggérez donc de former les individus à une utilisation saine de ces outils avant d’embrasser aveuglément l’IA générative...

MS: Oui, l’IA et ses avantages en termes de productivité ne sont pas le problème. Il manque par contre une culture et un accompagnent pour maîtriser l’écosystème numérique. Pour tirer profit de ces outils, il faut former, sensibiliser et expliquer aux gens l’importance des moments de déconnexion.

FR: Personnellement, je suis plus mitigé sur cette idée que l’IA va remplacer les Bullshit jobs. Que vont faire les personnes impactées par ces technologies? Va-t-on uniquement donner un emploi aux personnes performantes? Les autres devront-ils se mettre au chômage, à l’assurance invalidité? Le travail est un facteur d’intégration sociale, il permet de se sentir valorisé. Ce sont des vraies questions de société.

Vous ne croyez pas en un monde sans emploi avec un revenu d’existence de base?

FR: Payer les gens pour qu’ils restent à la maison? Je ne pense pas que cela soit la meilleure solution...

MS: Je préfère les idées développées par Carl Newport sur le minimalisme digital. En résumé, pour profiter au mieux des outils numériques, il faut uniquement utiliser ceux qui contribuent à notre épanouissement professionnel et personnel. Tout le reste peut être supprimé. Au contraire, essayez de tous les utiliser et vous allez devenir fou. Le minimalisme digital est la voie que j’enseigne dans mes ateliers. Cela veut aussi dire de faire une chose à la fois, de retrouver du plaisir à ne rien faire, de s’écouter, d’embrasser les moments de vide et d’ennui, car c’est de là qu’émergent les meilleures idées. Un outil devrait servir à atteindre un but, il ne doit pas être le but.

SA: En termes de santé mentale, je parle plutôt de digital conscient ou intentionnel. Cela implique une décision, un choix. Ce qui est à l’inverse des mécanismes de l’addiction.

Comment fonctionne l’addiction?

SA: L’addiction est une contrainte. Le plaisir était là initialement mais il a disparu. Le comportement devient donc contraignant et aliénant. Pour ne pas en arriver là, il faut pouvoir rester dans le choix. Et au cœur du choix est la notion de temporalité. Mais la machine et le cerveau humain n’ont pas les mêmes temporalités. Le cerveau humain a besoin de temps de récupération et de détente. Car en plus de la fatigue intellectuelle, il y a une fatigue émotionnelle. Le cerveau récupère assez facilement de la fatigue intellectuelle. C’est la fonction principale des vacances. Mais pour la fatigue émotionnelle, c’est plus compliqué.

Comment récupérer de cette fatigue émotionnelle?

SA: Pour pouvoir récupérer émotionnellement, vous devez pouvoir vous arrêter pour prendre du recul sur votre activité. Cela implique d’avoir le temps d’être conscient de votre usage des outils numériques. C’est aussi le temps de l’ennui, le temps d’être en soi, le temps de réfléchir à ce qu’on veut faire. Le cerveau humain est une machine extraordinaire. Il est à la fois dans la cognition et la métacognition. Un ordinateur au contraire n’est que dans le calcul. L’être humain calcule, mais il anticipe aussi, il se souvient, il se perçoit en train de fonc- tionner. Nous devons donc apprendre à prendre le temps pour implémenter le digital dans nos vies à sa juste place. 

MS: Et il faut aussi former les managers. Le manager workaholic qui vous envoie des e-mails tard le soir doit aussi montrer l’exemple. Il y a donc des usages à apprendre et un cadre législatif et réglementaire à mettre en place.

Législatif?

MS: Oui, le droit à la déconnexion existe dans de nombreux pays, en France et au Portugal par exemple.

SA: Il y a aussi le Digital Services Act européen (DSA).

Et en Suisse?

SA: Nous avons une loi sur le travail et un devoir de protection de la santé des collaborateurs·trices. Il y a des temps de pauses et de repos à respecter. Il faut développer ce cadre pour le digital notamment pour la sécurité psychologique et la santé mentale.

DS: Cela passe aussi par un travail de sensibilisation au sein des organisations. Pareil avec le télétravail, il est très positif mais il a besoin d’être encadré car il comporte aussi des risques.

Quel est le risque majeur du numérique?

MS: Il brouille la frontière entre le personnel et le professionnel. Mal encadré, le numérique peut être vécu comme une injonction à la connexion permanente. Au fond, les outils numériques ne sont que des outils parmi d’autres. Quand utiliser un e-mail, un téléphone, une réunion Teams ou une séance en présentiel? Ces outils ne sont pas identiques. Il manque encore un gros travail de sensibilisation et de clarification sur ces différents usages. Et comme dit plus haut, c’est aussi une question d’exemplarité des managers et des dirigeants. C’est à eux de montrer les bons comportements à adopter.

DS: À mon avis, la responsabilité est partagée. Les outils numériques et les nouvelles manières de travailler arrangent aussi les employés. Ils profitent de cette flexibilité. Les outils technologiques nous obligent à repenser nos manières de faire et l’articulation entre le privé et le professionnel.

MS: Cela dépend aussi des personnes. Certains ont besoin d’un cadre clair, d’autres veulent plus d’autonomie. Certaines personnes ont une vie de famille et des contraintes extra-professionnelles qui exigent plus de flexibilité. Pareil avec le travail participatif, il ne convient pas à tout le monde. Imposer des règles rigides ne fait pas de sens.

DS: Permettez-moi d’ajouter que nous vivons à une époque formidable. Grâce à Internet et à ces outils numériques, nous avons accès à toute la connaissance du monde.

Selon Cal Newport (auteur de Deep Work, 2017), dans cette économie de la connaissance et du numérique, les métiers à faible valeur ajoutée vont être repris par l’IA et c’est notre capacité à nous déconnecter et à nous concentrer sur des tâches hyper complexes qui fera la différence demain...

MS: Oui, Newport montre très bien que si nous ne maîtrisons pas notre utilisation des outils numériques, nous serons submergés d’informations et de notifications, ce qui impactera la qualité de notre travail. À l’inverse, celles et ceux qui parviendront à utiliser ces outils à bon escient seront capables de faire un travail en profondeur (Deep Work an anglais) et auront du succès. C’est une question d’attention, de choix et de décision. Arriver à se déconnecter, à se concentrer et à réaliser une tâche compliquée fera la différence demain.

FR: Tout à fait d’accord. J’ai travaillé avec des personnes qui ont des troubles de l’attention. Pour eux, l’outil numérique est un enfer. Certaines personnes décident aussi de quitter ce monde numérique pour des emplois plus manuels, dans la menuiserie ou la maçonnerie par exemple. Ils recherchent le contact avec le réel et la beauté du travail artisanal.

Quelles sont vos astuces pour ne pas vous faire consommer par le numérique?

DS: J’ai une hygiène digitale, tout comme j’ai une hygiène alimentaire. Personnellement, je suis une grosse consommatrice de numérique. J’aime beaucoup ces nouvelles technologies et j’apprends énormément grâce à elles. En parallèle, je passe beaucoup de temps en famille et je fais des choses manuelles, de la cuisine et du jardinage par exemple.

FR: De mon côté, je me suis désinscrit de tous les réseaux sociaux, sauf LinkedIn. Ces réseaux ne m’apportaient rien. J’ai aussi désactivé toutes les notifications. Je me suis fixé comme règle d’éteindre mon téléphone vers 19h00 tous les soirs. J’ai des enfants et je fais beaucoup d’activités en dehors de mon travail.

SA: Je n’utilise que le réseau social professionnel le plus utilisé et les notifications sont toutes désactivées. En principe, je desactive les groupes de discussion non utiles et je modifie la couleur des notifications de messages en attente, du rouge au gris. J’utilise beaucoup les visioconférences dans mon travail et je mets en place une pause de 2 minutes après 45 minutes de séance pour faire des étirements et des exercices de respiration. Depuis quelques années, je pratique aussi du yoga. Je recommande également de faire une activité physique. Rien d’excessif, juste un peu de marche, de vélo ou de natation.

MS: Je n’ai pas de smartphone depuis une année. J’utilise un «Dumb phone», un téléphone très basique qui ne donne pas accès aux e-mails, ni aux réseaux sociaux ni à Internet. Il en existe plusieurs sur le marché. J’utilise aussi un News Feed Eradicator, qui permet de cacher le fil d’actualité sur les réseaux sociaux et l’outil «Inbox When Ready» pour limiter mon accès aux mails. Enfin, je donne plusieurs autres conseils et outils durant mes ateliers. Il existe aujourd’hui de nombreuses astuces pour se protéger des dérives du numérique tout en restant connecté quand il le faut.

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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