Les managers, des traducteurs...

La traductrice

Céline Desmarais, la nouvelle directrice du MAS Human Systems Engineering de la heig-vd explique pourquoi les managers sont en fait des traducteurs. C’est à eux d’harmoniser les attentes contradictoires des parties prenantes de l’entreprise.

On l’a croisée pour la première fois sur un stand du Salon RH de Palexpo Genève. Elle y assurait son tour de garde afin de promouvoir les formations RH de la heig-vd d’Yverdon-les- Bains. Nous avions une idée derrière la tête: lui proposer un portrait à deux, avec son époux, Emmanuel Abord de Châtillon, professeur de gestion RH à l’Institut d’Administration des Entreprises (I.A.E.) de Grenoble. L’idée ne lui a pas plu. «Je n’ai pas envie d’exister à travers mon mari», a-telle lâché en toute franchise. Son courage et son franc parlé nous ont séduit d’entrée. Voici donc Céline Desmarais. La nouvelle directrice du MAS Human Systems Engineering de la heig-vd a posé ses valises, avec mari et enfants, sur la côte lémanique cet été. Un mois après notre rencontre de Genève, elle nous accueille dans son bureau d’Yverdon-les-Bains. Le look étudiante alternative: pantalons gris en velours côtelé, chandail bleu marine et cardigan gris clair avec fleurs tropicales en motif; sans doute un peu nerveuse devant l’enjeu du moment (réussir son entrée médiatique dans la communauté RH de Suisse romande), elle décide d’emmener son ordinateur portable pour l’entretien: «C’est mon deuxième cerveau, j’en aurai sans doute besoin», glisse-telle, en rigolant.
 
Pourquoi donc cette chercheuse française, Maître de conférence à l’Université de Savoie depuis 2004, spécialiste du secteur public français, a-t-elle opté pour le milieu très concurrentiel de la formation RH de Suisse romande? «Le MAS Human Systems Engineering est une formation extrêmement intéressante et innovante qui n’a pas d’équivalent ailleurs, à ma connaissance. Elle s’adresse aux managers, voire aux consultants internes de l’entreprise, les coachs ou les RH par exemple. Le but n’est pas de transmettre des outils de gestion mais plutôt d’approfondir les enjeux humains de l’organisation pour mieux accompagner les changements. En ce sens c’est une formation qui initie un apprentissage à double boucle, car elle oblige le manager à transformer ses grilles d’analyse de la réalité et donc à changer sa manière d’agir.» On lui demande un exemple concret? «Prenez le cas d’une prise de décision, une situation habituelle pour un manager de proximité. Au delà des aspects rationnels qui vont entrer en ligne de compte, nous allons lui apporter des enjeux liés aux émotions, à l’intelligence intuitive et collective du système. En quelque sorte, nous aidons le cadre à réinterpréter le monde avec un autre regard sur lui et sur son environnement.» L’approche est donc multidisciplinaire, avec des apports du management, de la neuroscience, de la psychologie et de la psychanalyse. A noter aussi que les formateurs ne sont pas exclusivement des universitaires pur jus: on y retrouve notamment le DRH Stéphane Haefliger, l’ex-cadre supérieur de la TSR Esther Jouhet et le psychanalyste Daniele Ribola.
 

Des passerelles entre les différentes facettes de l’individu

La psychanalyse? «Oui. Nous sommes formatés pour appréhender la vie professionnelle comme étant totalement étanche de la vie personnelle. En réalité, les différentes facettes d’un individu sont intimement liées. Notre formation permet aux gens de créer des passerelles entre ces univers. Chacun doit essayer d’identifier ce qui est important pour lui et comment il peut l’exprimer dans sa vie professionnelle. Mais cette approche implique d’accepter la complexité.» Elle lâche ici une pique aux formations managériales classiques. Les écoles de management, à tendance très analytique et rationnelle, qui cherchent à simplifier les actes managériaux avec des processus et des boîtes à outils. «Ces approches sont séduisantes mais très limitantes», poursuit-elle. On lui demande de citer un exemple? «Les tableaux de bord RH. Ils vous donnent l’illusion qu’une réalité complexe peut se synthétiser en quelques chiffres clés. Les dispositifs d’évaluation de fin d’année sont un autre exemple. Ils réduisent l’action d’un collaborateur ou d’un cadre en quelques objectifs. L’idée est vertueuse mais comment tenir compte de la complexité du travail de cette manière? Cela dit, je sais bien que nous sommes tous formatés par ces outils, mais nous avons parfois tendance à oublier ce qu’ils nous cachent.» Sa critique est édifiante.
 
Mais comment aller de l’avant sachant que la grande majorité des RH de Suisse romande utilisent ces outils et ces process? «Je ne dis pas qu’il faut s’en passer. Plutôt qu’il faut être conscient de leurs limites et développer un regard plus englobant. Une voiture est une invention géniale pour aller du point A au point B. De là à se mettre à réfléchir comme une voiture, il y a une limite que personne d’entre nous aurait l’idée de franchir.» L’argumentaire est bien rôdé. On sent les années de recherches et de pratiques RH en organisation. Et les heures d’échanges avec son professeur de mari. Ce dernier nous avait avoué quelques jours plus tôt, lors d’un bref entretien téléphonique, que «oui, nous parlons beaucoup de ces sujets RH à la maison, surtout des managers, qui ont un rôle central dans ces enjeux».

Les managers. Le sujet passionne Céline Desmarais. Elle y a consacré sa thèse, en 2002. Elle propose le modèle des «traducteurs» pour mieux appréhender la réalité de ces cadres de proximité, «qui ont un rôle central en organisation». Elle explique: «Les managers sont à la croisée des chemins. On leur demande à la fois d’être à l’écoute des collaborateurs , de la direction, des clients et des fournisseurs. La posture est difficile. D’où cette idée du traducteur. C’est à eux de créer de la cohérence au sein d’un système de contraintes et de prescriptions qui sont forcément contradictoires. Ils y arrivent non pas en faisant disparaître ces antagonismes, mais en les faisant coexister, dans un moment provisoire, jamais permanent, toujours évolutif. C’est cette capacité à traduire les différentes réalités qui permet aux collaborateurs de travailler.»

«Le manager doit faire coexister des enjeux contradictoires»

Elle prend l’exemple de la fonction publique, un milieu qu’elle connaît pour y avoir travaillé pendant près de dix ans. «Dans le service public, vous avez des attentes contradictoires: les politiques qui vous demandent de réduire vos dépenses, les utilisateurs qui exigent une qualité de service irréprochable puisque c’est leur argent qui est en jeu. Mais il y a aussi les attentes de l’exécutif, qui doit se faire réélire aux prochaines élections ». Au milieu de toutes ces attentes, le manager doit donc traduire, donner de la cohérence et faire coexister ces enjeux contradictoires. Et quid s’il n’y parvient pas? «On constate parfois que les managers sont contraints de jouer avec la réalité pour que cette traduction soit possible», répond-elle. De la manipulation? «Non pas au premier degré. Je vous donne un exemple. En France, dans les collectivités territoriales et les communes, les élus n’accepteront jamais de couper un arbre, alors que parfois, la sécurité routière exigerait un coup de tronçonneuse. Coincé entre deux attentes contradictoires, un jardinier municipal a dû imaginer une astuce. Au lieu de couper l’arbre directement, il l’élaguait tellement que la plante finissait par mourir. Il avait ainsi réussi à trouver une solution qui arrangeait tout le monde», sourit Céline Desmarais. 
 
Elle sait de quoi elle parle. Adjointe au DRH du Conseil général de la Haute-Savoie pendant quatre ans, elle plonge dans le cambouis d’une organisation de plus de 2000 personnes. Auparavant, elle a été secrétaire générale adjointe de la ville de Gaillard (10 000 habitants), en France voisine. C’est d’ailleurs cette expérience du terrain qui lui a sans doute permis de décrocher son poste à la heig-vd, qui se positionne comme une école de praticiens pour les praticiens. 
 
Née en 1966, elle grandit à Saint-Maurice-des-Champs, en Bourgogne, où ses parents tiennent une école privée. Après un bac scientifique, elle opte pour des études de lettres. C’est durant ces années de littérature qu’elle croise son mari, avec qui elle aura trois enfants et une passion commune pour la gestion RH (ils signent ensemble plusieurs articles scientifiques). Lui publie, donne des cours et monte en grade. Elle goûte à l’opérationnel et lance sa carrière académique sur le tard. En 2002, avec deux enfants en bas âge, «par goût de la réflexion et de la prise de recul», elle rédige une thèse sur «l’évolution des rôles des managers dans le secteur public». L’entretien touche à sa fin. Elle n’a pas touché son ordinateur portable.
 

Bio express de Céline Desmarais

  • 1966 Naissance en Bourgogne
  • 1987 Licence en lettres à Dijon
  • 2002 Doctorat à l’Université de Saint Quentin Versailles
  • 1991 Secrétaire Générale adjointe à la ville de Gaillard
  • 1999 Maître de conférence Université de Savoie
  • 2014 Directrice MAS Human Systems Engineering heig-vd

 

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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