Comparaison n’est pas raison, certes. Mais comparer, c’est mettre en perspective, tracer des lignes de compréhension, voire provoquer un dialogue. Deux livres se sont incidemment rencontrés à la faveur du chaos volontaire de mon bureau: le nouvel Alexandre Jollien, intitulé joliment «Le philosophe nu» (éditions du Seuil, 2010) et le vieil Alain Ehrenberg, «La culture de la performance» (éditions Calmann Lévy, 1991). Considérons ces deux livres – que rien ne rapproche a priori – comme des pierres à feu. Entrechoquons-les et examinons les étincelles jaillissantes. En quoi peuvent-elles nous éclaiRHer?
Philosopher, c’est …
Le Philosophe nu, dernier ouvrage d’Alexandre Jollien, nous ouvre sur une vision introspective de son univers; un voyage romantique, un hymne à la sensibilité, aux tourments du cœur, un examen attentif des passions et du paysage intérieur. Avec en trame de fond, une récurrence jollienne: la question de la joie, de la liberté et du détachement. Tout un voyage que l’auteur décline en 100 tableaux impressionnistes qui sont autant de méditations, convoquant avec audace et intelligence mille penseurs oubliés: Aristote et son gnthi seautón (connaistoi toi-même), Montaigne, Sénèque et bien d’autres. Il s’agit en réalité d’une vaste réflexion sur la gouvernance stratégique de sa propre vie d’individu en relation avec lui-même et les autres (une psylosophie?). Du self contrôle. Du développement personnel. De l’introspection. De la sagesse.
Manager, c’est …
Relire le célèbre ouvrage d’Ehrenberg «Le culte de la performance», c’est constater que la posture du manager est opposée à celle du philosophe. Si philosopher c’est atteindre la vérité de l’être par un effort constant visant la simplicité volontaire, manager c’est accroître son pouvoir, sa richesse, son influence. D’un côté le dépouillement, de l’autre l’accumulation (de titres, de territoire, de personnel, de responsabilité, de privilège, de salaire variable…). D’un côté cultiver de la distance et viser le méta, de l’autre s’engager dans l’action. D’un côté se dévêtir de soi, de l’autre affirmer son soi (ah les cours d’assertivité!). D’un côté le self contrôle, de l’autre le contrôle des autres. D’un côté le vide, de l’autre le plein. D’un côté un programme de vie, de l’autre une carrière.
Si le langage du dépouillement se fait volontiers zen et zazen chez Jollien, chez Ehrenberg la sémantique managériale est sans doute aucun guerrière: on y parle de stratégie, de tactique, d’engagement, d’alliance, d’équipes sur pied de guerre, le moral des troupes est fréquemment interrogé, l’esprit de corps stimulé; les plans de batailles sont légions, car il convient de battre la concurrence et d’atteindre les cibles. Pour ce faire, les Etats-majors de la direction Générale soutiendront les efforts. Quant aux subordonnés, ils n’ont qu’à bien se tenir, sinon ils recevront un ordre de marche de la part du Chef de division avec copie à leur responsable hiérarchique. La mission est claire, non? Il suffit de relire le règlement intérieur. Nous sommes à J-4 du déploiement des forces de vente et c’est le N - 1 qui donnera le go. D’ailleurs, peut-être l’avez-vous remarqué, les sièges administratifs ressemblent à des vraies forteresses, avec drapeaux et oripeaux, dans lesquels on y fait l’appel – pardon le contrôle des présences – tous les matins.
Manager en philosophant
Le yin et le yang: on le voit ces ouvrages résonnent par leur différence. D’ailleurs, dans la réalité, philosophe et manager ne se mélangent pas. Ils évoluent dans des référentiels irréductibles et sont séparés par d’invisibles murailles de Chine dès leurs études. Ces livres auraient donc dû être rangés sur deux rayons de bibliothèque différents. Et pourtant, je ne cesse de rêver à des managers intéressés à la philo (et inversement). Philosopher, c’est l’art de penser érigé à son acmé à travers d’incessantes lectures exigeantes; c’est être en route comme disait Jaspers. C’est être debout. C’est aussi réinsuffler du sens dans nos organisations. Bien éloigné, vous l’avez compris d’un séminaire «wahoou» à 3500 francs la journée avec son cortège de slides powerpoint suivi d’un cours de lecture rapide d’un demi-jour assorti d’un workshop sur la gestion du temps. Et si être performant, c’était aussi être philosophe?