La chronique

Le piège de verre

Quoique du signe astrologique du poisson, rien ne me prédestinait à concevoir mon univers sous la forme d’un aquarium. Voyez plutôt, un récipient de verre totalement transparent dans lequel tout se voit, tout se montre, rien ne se dissimule. Car aujourd’hui, la transparence est devenue un idéal universel qui contamine désormais tous les champs sociaux, du psychique au professionnel. Bienvenue dans loft story, en vrai. 

En mai 68, nous aurions titré cette chronique «A poil!» et ce sans rougir. Quant aux plus lettrés – ou aux moins provocants – ils auraient placé leur papier sous les hospices de Georges Orwell et de son célèbre 1984. Mais quelle est cette société qui impose désormais comme valeur cardinale la transparence? Développons le «Big Brother is watching you» par deux petits tableaux illustratifs de la vie quotidienne. 

Tableau 1. La transparence psycho-managériale

Observez plutôt - en entreprise comme dans nos vies - le succès du développement personnel, du coaching, de la santé émotionnelle et autres variations. Hier, les chefs du personnel examinaient avant tout les capacités «techniques» des candidats. Aujourd’hui, les DRH complètent leurs investigations en étudiant attentivement le «profil de personnalité» du candidat, ses compétences sociales, son intelligence émotionnelle, sa résilience, son talent à créer des liens, à animer des réseaux internes, à communiquer, à gérer des conflits. Ce faisant, les entreprises s’autorisent aujourd’hui ce qui était interdit hier: interroger «pseudo-scientifiquement» le collaborateur lors d’entretiens spécifiques (d’embauche, d’évaluation, de licenciement) sur ses «valeurs personnelles» (êtes-vous «dominateur» ou «suiveur»?), son psychisme (êtes-vous «émotif» ou «rationnel»), son intériorité et son intimité (avez-vous besoin de valorisation?), ses qualités personnelles (vos trois points forts, s’il vous plaît), ses croyances (quel est votre credo?), sa capacité de séduction, d’organisation, de communication. Etre recruté aujourd’hui revient donc à démontrer sa «hyaloïdicé», sa transparence, c’est-à-dire sa capacité à répondre aux injonctions des recruteurs sur ces thèmes. 

Tableau 2. La transparence architecturale

Dans quel bureau travaillez-vous? Des «open space»? Ils ne sont que l’expression architecturale de cette nouvelle doxa sociale: ce qui est caché est suspicieux, ce qui est visible est rassurant. Aussi les bureaux les plus à l’avant-garde se déclinent sous la forme de vastes espaces sans cloison et les sièges sociaux sont tout de verre vêtus, comme les maisons minimalistes ou encore les véhicules familiaux contemporains dans lesquels le capiton du toit a laissé place à du vitrage high tech. C’est que la transparence est un puissant vecteur de communication: il ne suffit pas de l’être, il convient aujourd’hui, pour les entreprises comme les individus, de le dire («je n’ai rien à cacher») afin d’affirmer cette nouvelle virginité symbolique. Collaborer aujourd’hui vise donc à accepter la tyrannie de l’open space et du «team», du regard de l’autre. Ainsi dans la société du spectacle, l’essentiel n’est pas uniquement de travailler, mais d’autoriser que les autres vous observent travailler et de ne pas entraver ce regard. 

Synthèse

Que penser de cette société qui nous impose la pureté, la transparence, la clarté? Qui nous déshabille à l’aéroport en nous soumettant au scanner corporel, qui nous incite à publier sur Facebook ce que hier nous cachions (nos amitiés, notre réseau, nos loisirs, notre cv, notre emploi du temps, nos vacances, nos amours). Qui nous permet, à l’instar du site suédois Hitta.se, de connaître d’un clic de souris le salaire de notre voisin, son état civil, les photographies de son immeuble. Qui nous autorise par la grâce de la souris à jouer avec Google Earth afin de voir la terre depuis la lune, puis de plonger dans un zoom vertigineux et sans fin, tel un martin-pêcheur, sur le lieu même de notre existence? Qui déplace peu à peu les frontières de la sphère privée au bénéfice de la sphère publique…? Question délicate. Mais il est difficile de ne pas y déceler un danger, celui d’y voir dissoudre la liberté individuelle dans une démocratie qui cherche encore ses repères. Et de se rappeler que, dans les aquariums, on peut se noyer. 

commenter 0 commentaires HR Cosmos

Stéphane Haefliger est psychosociologue de formation, membre de direction du cabinet Vicario Consulting et chargé de cours régulier dans les universités romandes. Il est également l’auteur de: DRH et Manager, levez-vous! Vie et mort des organisations, Editions EMS, Paris, 2017.

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