Stratégies RH pour populations à risque

«L’économie a tort de se priver de ces gens-là»

Depuis cinq ans, le marché de l’emploi suisse s’est durci pour les jeunes sans formation, les 50+, les femmes et les migrants. Trois responsables d’organisations de réinsertion professionnelle partagent leur vision de la situation.

Le marché de l’emploi s’est-il durci depuis 5 ans?

Eric Etienne: Oui. Avec l’arrivée des nouvelles technologies et l’automatisation de certaines tâches, la situation est assez différente d’il y a cinq ans.

Anita Filippone: Du point de vue des démarches auprès des entreprises – qui est la principale activité de mon département – nous avons plus de difficultés à communiquer directement avec elles. Désormais, les offres d’emploi doivent passer par le numérique. Cela rend les démarches un peu plus compliquées. Le contact direct nous permettait de mieux «négocier» les choses, au bénéfice du participant.

Jean-Marc Narr: Oui en effet, ça s’est vraiment durci. A mon sens, les entreprises laissent moins de chance à la personnalité et aux profils atypiques. Les postes sont devenus très lisses. On constate une certaine aseptisation de l’originalité et cela devient plus compliqué. Cela dit, il y a toujours des solutions.

Eric Etienne: Je rejoins tout à fait ce point de vue. Depuis ces changements, nous avons dû adapter notre approche de la réinsertion professionnelle. Nous misons sur d’autres stratégies, notamment le travail autour des réseaux, ce qui nous permet d’atteindre certaines offres d’emploi qui n’apparaissent pas sur le marché dit ordinaire.

Comment expliquez-vous la difficulté croissante que semblent rencontrer les 45+ à rester sur ou à réintégrer le marché de l’emploi?


Eric Etienne: Attention à ne pas stigmatiser cette population! Nous estimons plutôt que les difficultés commencent le plus souvent à partir de 50 ans. Notamment parce que les exigences des entreprises augmentent et ces personnes risquent de rester plus facilement sur le carreau.

Qu’entendez-vous par «les exigences des entreprises augmentent»?


Eric Etienne: Il y a beaucoup d’idées reçues sur les 50+. Ils seraient «moins au fait des nouvelles technologies», «moins compétents» ou «pas à la hauteur des exigences». Et nous entendons ces mêmes fausses croyances du côté des participants, qui se disent parfois «trop vieux», «sans plus aucune chance sur le marché du travail» ou «moins compétents qu’un jeune». Il faut donc lutter contre ces idées reçues tant au niveau des entreprises que des bénéficiaires.

Anita Filippone: Oui, de nombreux clichés circulent sur les personnes de 50+. Cela dit, il y a toujours une multitude de raisons qui expliquent la difficulté à retrouver un emploi. Il est important d’accompagner les personnes dans l’acceptation de leur situation de licenciement souvent douloureuse et prenant du temps à être «digérée». La confiance nécessaire pour retourner vers un nouvel employeur peut en être affectée.

Eric Etienne: Afin de lutter contre ces clichés, nous avons listé les 15 bonnes raisons d’engager une personne de 50+. Il y a vraiment des compétences que l’entreprise rate à cause de ces idées reçues. C’est dommage pour l’économie en général.

Citez-nous quelques-unes de ces compétences des 50+?

Eric Etienne: Efficacité, savoir-être, savoir-faire, réseau, connaissance du marché... Nous sommes étonnés des beaux profils que nous trouvons parmi cette population de 50+, quel que soit le type de métier. L’économie a tort de se priver de ces gens-là.

Jean-Marc Narr: Je suis partiellement d’accord avec tout ce qui a été dit. Certes, il y a beaucoup d’idées reçues, mais il y a aussi un combat politique qui doit être mené, au niveau du coût du travail. Ces personnes coûtent cher en termes de LPP. C’est le retour que nous avons. Je regrette qu’il n’y ait pas de volonté politique pour lisser ce pourcentage de LPP.

Anita Filippone: Oui, tous les acteurs et les enjeux sont à prendre en compte: le politique, le bénéficiaire et l’entreprise.

Eric Etienne: Précisons que des systèmes de LPP à taux unique existent déjà. Les grandes représentations patronales comme la FER Genève proposent ce modèle. J’ajouterais que ce surcoût de LPP n’est en réalité pas si élevé. Voilà encore une idée reçue. Il est moindre, d’autant plus qu’il est paritaire.

A combien s’élève ce surcoût?

Eric Etienne: A partir de 50 ans, il est d’environ 3%, donc la partie employeur est de 1,5%. Et n’oubliez pas qu’un chercheur d’emploi qui arrive en fin de droit est prêt à discuter de tout, y compris du salaire. Le canton de Neuchâtel avait fait une expérience intéressante à ce sujet. Il a proposé aux entreprises qui engageaient des gens à l’aide sociale de payer les six premiers mois de ce complément LPP. C’était des sommes dérisoires. Et les entreprises s’étaient rendu compte qu’elles y gagnaient en compétences, en savoir-faire et en fidélité à l’entreprise. Elles ont réalisé que le jeu en valait la chandelle.

Voyez-vous d’autres obstacles?

Jean-Marc Narr: Récemment, un représentant patronal m’a confié avoir de la peine à recruter des cadres de 50 ans. Les entreprises en cherchent mais n’en trouvent pas. Pourquoi? Car ces personnes désirent de plus en plus vivre en adéquation avec leurs valeurs personnelles. Elles n’ont plus envie de subir la pression du chiffre. Elles acceptent donc de diminuer leur salaire en échange d’un cadre de travail plus relax et plus proche de leurs valeurs.

Il s’agit de cette fameuse deuxième mi-temps d’une carrière qui se joue différemment...


Eric Etienne: Oui, ce sont les carrières en forme d’arc. Une fois arrivés au top, ils commencent à penser autrement. Les enfants sont grands, les besoins financiers sont moins importants et ils se dirigent vers une fin de carrière plus en lien avec leurs valeurs.

De nombreux cadres sont parfois forcés de se mettre à leur compte. Quel est votre regard sur cette deuxième partie de carrière dans le consulting?

Anita Filippone: Chaque cas est différent. De nombreuses personnes saisissent cette opportunité. Elles voient le verre à moitié plein et cherchent à rebondir. Mais ces solutions ne sont pas toujours pérennes.

Eric Etienne: Oui. Le risque est de perdre une partie du capital de deuxième pilier qui aurait été investi dans l’entreprise. Nous ne décourageons pas cette démarche, mais nous rendons attentif à ces risques. Dans la mesure du possible, il ne faudrait pas toucher à son deuxième pilier.

Jean-Marc Narr: Oui et j’irais même au-delà: il y a un risque majeur de tomber dans la précarité la plus profonde. En tant qu’indépendant, vous n’avez pas droit aux indemnités de chômage et vous basculez directement aux services sociaux, si vous n’avez pas de biens. Malheureusement, les 50+ ont souvent des biens et sont contraints de manger leurs économies et/ou de vendre leur patrimoine pour survivre. C’est du quitte ou double.

Eric Etienne: Je me souviens d’un cas qui s’était bien terminé. Après une longue carrière de haut fonctionnaire, une femme vient nous voir après avoir perdu son emploi et souffert d’un burnout. Elle avait le projet de devenir art-thérapeute. Nous avions craint le pire... Elle avait fait une formation et était prête à se lancer. Nous lui avions conseillé de combiner son statut d’indépendante avec du salariat. Elle a donc ouvert un cabinet d’art-thérapeute tout en travaillant à temps partiel dans un EMS et dans une fondation. Cela dit, pour une situation qui marche, il peut y en avoir d’autres qui ne marchent pas, avec des gros risques au final pour toute la retraite.

Parmi les populations à risque, citons aussi les jeunes sans formation et les femmes peu formées. Qui d’autre?


Eric Etienne: Les migrants. Toutes les personnes dans le domaine de l’asile, qui arrivent avec des formations qu’elles ont de la peine à valoriser ici.

D’autres populations à risque?

Eric Etienne: A la fondation Qualife, nous sommes parti du constat qu’il y avait deux populations qui avaient beaucoup de points communs: les 18–25 ans et les 50+. Les 18–25 ans ont des difficultés à entrer sur le marché du travail, les 50+ à le réintégrer. Au début c’est un manque de formation et d’expérience, à la fin c’est trop d’expérience. Il y a là un vrai paradoxe.

Anita Filippone: Oui, les jeunes sans formation ni expérience. Dans le canton de Vaud en 2019, plus de 600 jeunes sont entrés en formation et sortis du RI (revenu d’insertion, ndlr). Cela grâce à des mesures d’insertion qui peuvent aller jusqu’à deux ans de prise en charge. Cet accompagnement porte ses fruits.

Eric Etienne: Oui et Genève se lance aussi, comme les Vaudois, dans un système identique.

Jean-Marc Narr: Mon regard est un peu différent face à cet accompagnement. Aujourd’hui, tous les regards se concentrent sur les 50+ et les jeunes adultes en difficultés. La tranche d’âge du milieu est complètement oubliée. Car quand on parle de population à risque, l’âge ne joue pas de rôle. Il suffit d’un pataquès familial, d’un divorce, d’un décès ou d’un burnout, que vous ayez 25, 40 ou 60 ans, c’est la même chose! Le risque de tomber aux services sociaux ou de se précariser est le même.

Eric Etienne: Je suis d’accord que l’âge n’est pas une protection contre le chômage. Par contre, je constate que l’assurance chômage ne propose pas spécifiquement de mesures dédiées aux 50+. A Genève, notre fondation est la seule à s’occuper de cette population en particulier. Nous estimons qu’il y a entre 8000 et 10 000 personnes qui sont en difficultés à Genève dans cette tranche d’âge. Les services publics considèrent que les 50+ ont des réserves financières et sont bien armés pour retrouver un emploi. Mais les chiffres montrent que c’est une population à risque lorsqu‘elle arrive au chômage, dont 50% finissent en fin de droit.

Quelles stratégies utilisez-vous pour accompagner ces populations à réintégrer le marché de l’emploi?

Anita Filippone: En plus de l’accompagnement que nous proposons à ces personnes, il y a l’approche avec les entreprises. Nous faisons ce travail de sensibilisation de manière très intensive. Et les entreprises sont très à l’écoute et sont sensibles à ces difficultés.

Comment réagissent-elles concrètement?

Anita Filippone: Quand une entreprise reçoit jusqu’à 200 dossiers de candidature, elle doit faire un tri et il peut arriver que ce tri, entre autres, soit déterminé par l’âge. Elles sont toutefois à l’écoute lorsque nous les sensibilisons à la situation et elles sont prêtes à offrir leur contribution dans le processus de réinsertion.

Quelles autres stratégies d’accompagnement utilisez-vous?


Jean-Marc Narr: Ce sujet est sensible. J’entends ce que vous dites. C’est très bien d’aller sensibiliser les entreprises, de discuter avec elles et de prendre la température. Notre approche est différente. Nous n’allons justement pas dans les entreprises pour leur proposer des dossiers. Bien au contraire, nous travaillons avec les bénéficiaires pour qu’ils élaborent eux-mêmes une stratégie pour attirer l’attention de l’entreprise. Vous avez mentionné ces personnes qui s’auto-sabotent. Pourquoi le font-elles? Avec une bonne préparation en amont, ces cas ne devraient pas arriver. Nous allons travailler un pitch, une posture, un état d’esprit, cette petite étincelle dans les yeux... Et je peux vous garantir que si le bénéficiaire décroche un emploi, la satisfaction sera d’autant plus grande.

Eric Etienne: Nous pratiquons du sur mesure. Toute notre méthode est disponible en ligne. Nous partons de l’endroit où ça coince. En général, quand une personne arrive chez nous, elle est au bout de tout. Nous allons donc beaucoup travailler sur l’empowerment, la reprise d’autonomie. C’est eux qui seront les gestionnaires de leur projet de retour à l’emploi. Nous proposons aussi des ateliers collectifs, les cafés contacts. Les participants vont de l’aide carrossier au directeur de banque, en passant par l’avocat, toutes des personnes qui ont eu des parcours difficiles, mais qui ont des belles compétences.

Quel est l’obstacle le plus difficile à surmonter?

Eric Etienne: La perte de confiance. Nous misons donc sur des stratégies individuelles et proposons un suivi intensif. Nous voyons nos participants au minimum une fois par semaine. Du côté des entreprises, nous n’allons jamais survendre un participant. Nous allons mettre en évidence ses compétences, et nous essayerons de combler un éventuel manque de compétence par des courtes formations à forte valeur ajoutée. Au moment d’arriver devant un employeur potentiel, le candidat doit se sentir à l’aise et avoir retrouvé la confiance qui lui permettra de faire le saut.

Anita Filippone: Le stage en entreprise, pour les jeunes ou moins jeunes, est une solution intéressante, même si le sujet est controversé s’il y a sur-sollicitation. La grande majorité des entreprises joue le jeu et nous avons d’excellentes expériences/résultats avec ces stages. Cela permet de redonner confiance à un candidat, d’obtenir une recommandation d’un employeur et, dans le meilleur des cas, un emploi, ce qui se produit régulièrement.

Quel message souhaitez-vous faire passer aux responsables RH en entreprise?


Eric Etienne: L’économie aurait tort de se priver des belles compétences de ces 50+.

Anita Filippone: Mon message serait de dire merci aux entreprises pour leur collaboration dans l’aide à la réinsertion. Ensemble, nous y arriverons.

Jean-Marc Narr: Regardez ce qu’il y a derrière le profil, prenez le temps de voir qui vous avez devant vous. Regardez au-delà de ce qui est visible.

 

Les intervenants

Anita Filippone est responsable du département Partenariats de la fondation Mode d’emploi à Lausanne depuis 2002. Active depuis 30 ans dans la réinsertion socio-professionnelle dans le canton de Vaud, la fondation Mode d’emploi est à but non lucratif et emploie 120 collaborateurs.

Eric Etienne est le directeur du pôle 50+ à la fondation Qualife à Genève depuis 2015. Créée en 2014, cette fondation se concentre sur deux populations: les jeunes de 18 à 25 ans en rupture de formation et les personnes de 50+ en difficultés dans leur recherche d’emploi et en fin de droit.

Jean-Marc Narr est responsable opérationnel et relationnel pour Motiv’Emploi Formations à Morges depuis 2018. Il est également un des membres fondateurs. Motiv’Emploi est une association à but non lucratif d’insertion et de réinsertion professionnelle.

 

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Marc Benninger est le rédacteur en chef de la version française de HR Today depuis 2006.

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