"Un équilibre vie privée/professionnelle réussi est une constante négociation"
Comment s’articulent les besoins personnels des collaborateurs avec les impératifs économiques et collectifs de l’entreprise? Sommes-nous tous égaux devant le Work-Life Balance? Comment expliquer la réticence des employeurs devant certaines exigences? Le professeur de GRH français Maurice Thevenet donne quelques clés.
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Vous avez montré que les leviers de l’implication sont individuels et multiples. Est-ce la même chose avec le Work-Life Balance?
Maurice Thevenet: Effectivement, l’enjeu est individuel en ce sens que le conflit entre vie professionnelle et personnelle peut se décliner de manière très différente. On a toujours tendance à mettre en évidence le débordement de la vie professionnelle sur la vie personnelle. Mais le débordement va aussi dans l’autre sens. Il suffit de circuler autour de la machine à café pour vous apercevoir qu’il y a beaucoup de sujets de conversation qui n’ont rien à voir avec le travail.
Pouvez-vous nous décrire le mécanisme dans le détail?
Ce sont en général des logiques de spirale, soit totalement négatives: j’ai tellement de problèmes personnels, dans mon couple, dans ma famille, que cela perturbe ma vie professionnelle, ce qui va perturber encore plus ma vie personnelle ... Ou positive: si j’ai un équilibre personnel et un sentiment de bien-être, cela me donne beaucoup plus de sérénité, de distance et de positivité au travail. Et le fait de me sentir bien dans mon boulot me rend d’autant plus agréable à la maison. Donc la manière dont ces deux domaines se combinent, se posent et se répondent l’un à l’autre est effectivement très personnelle.
Mais quel est l’intérêt de l’organisation dans ces questions très personnelles.
Je me suis aperçu dans mes études que, souvent, ceux qui percevaient le plus un con-flit entre vie personnelle et professionnelle étaient aussi les gens qui étaient le plus impliqués dans leur travail. Et si je pars du principe que l’implication est importante pour l’entreprise, cette question d’équilibre devient un problème d’organisation, de GRH. En ce sens, il y a bien une dimension collective au Work-Life Balance.
Face à ces attentes variées et multiples, l’organisation doit apporter une réponse collective. Mais ces deux objectifs ne sont pas forcément compatibles. Comment apporter une réponse équitable à ces attentes très individuelles.
C’est un problème difficile. Dans ce genre de situations, le mieux est souvent l’ennemi du bien. La grande difficulté, au-delà de la volonté de l’entreprise de s’ajuster aux situations personnelles et de trouver la bonne combinaison entre personnel et entreprise, c’est que cela se fait de manière collective, en s’assurant que des principes communs sont respectés. Ces aménagements ne doivent donc pas uniquement être décidés par un DRH, mais avec un minimum de concertation. C’est bien joli d’arranger la situation de quelqu’un mais si cela se traduit par un surcroît d’activité pour les autres, vous risquez de créer un sentiment d’injustice. Que faut-il retenir de tout ça? 1. Nos organisations du travail sont suffisamment souples pour s’adapter à beaucoup de situations. 2. Il faut que ces arrangements personnels se fassent de manière collective, concertée et pas simplement au gré des arrangements individuels.
Les entreprises sont souvent méfiantes envers ces politiques en disant cela va freiner leur développement…
Ce que les entreprises craignent par-dessus tout, c’est de créer des rigidités. Dans une organisation du travail, ce que l’on aime, c’est la prévisibilité. D’où la méfiance envers les modalités particulières et les accommodations d’horaires ou de conditions de travail. La deuxième chose qui embête les entreprises – une réaction très française peut-être – c’est de voir se retourner contre elle un geste donné aux collaborateurs. En France, c’est ce qu’on appelle la culture «des acquis». Autrement dit, les entreprises sont prêtes à créer des modalités spéciales mais pourront-elles revenir en arrière si les conditions changent? De nombreux patrons en doutent.
Cela dit, les personnes qui souffrent d’un déséquilibre sont les personnes les plus engagées…
Le paradoxe est là. Peu d’entreprises en sont conscientes. Cet équilibre vie privée/professionnelle, je l’ai beaucoup observé au début des années 2000, quand les entreprises n’arrivaient pas à embaucher. Et comme on n’attire pas les mouches avec du vinaigre, tous ces aménagements ont été possibles. Mais quand la situation du marché du travail se retourne, elle devient plus favorable à l’employeur. Du coup, on parle beaucoup moins de ces modèles. Aujourd’hui, la pression est moins forte mais elle reviendra certainement.
Avez-vous des exemples de culture d’entreprise particulièrement bien réussie sur ce plan?
Une de mes étudiantes a fait une thèse intéressante sur GlaxoSmithKline. Cette société américaine a mis en place toute une série de programmes, avec le souci de suivre leur efficacité. L’objectif était de renforcer l’implication et la satisfaction. Ce n’était pas qu’une question d’image et de communication mais bien aussi une question de gestion des ressources humaines, de recrutement, de fidélisation, d’amélioration des conditions de vie au travail. C’était très important pour cette fameuse génération Y dont on dit qu’elle est plus sensible à ces thématiques. Ce dont personnellement je ne suis pas totalement persuadé.
Pourquoi?
Je pense qu’on a surtout à faire à une génération qui a beaucoup plus de facilité à exprimer ce qu’elle veut. Cela fait plus de 25 ans que je travaille avec des étudiants. Ils ont toujours dit que leur souci était d’avoir une vie professionnelle réussie et une vie personnelle épanouie. Ils l’exprimaient peut-être moins fortement au moment d’un entretien d’embauche. Mais je ne pense pas que leurs soucis étaient différents.
Se pose aussi la question de l’égalité devant le travail. Certaines personnes y parviennent très bien. D’autres moins…
Oui. Dans ces questions-là, on a toujours tendance à sous-estimer la dimension personnelle. Elle est très importante. Actuellement, on parle beaucoup de risques psycho-sociaux, de stress ou de souffrance. Mais de quoi parlons-nous vraiment? Le stress est défini comme l’écart perçu entre ce qui vous est imposé et ce que vous vous sentez capable de faire. Autrement dit: je suis stressé car je pense qu’on m’en demande beaucoup par rapport à ce que je pense être en mesure de faire.
Cette définition est intéressante car cela pose la question: est-ce qu’on m’en demande vraiment trop ou alors est-ce que j’ai une difficulté à me confronter aux exigences de l’existence? Est-ce le problème de l’organisation ou de la personne? Ces questions ne sont pas simples. Elles mènent justement vers la prise en compte de ces différences personnelles. Parce qu’au fond, nous ne sommes pas tous à égalité devant le travail. Nos processus d’apprentissage et de maturité ne sont pas les mêmes.
Est-ce possible d’avoir une trajectoire de cadre et de soigner son WLB?
Oui. Je pense qu’il y a des caractéristiques personnelles qui aident. Le fait d’avoir un processus de maturité rapide par exemple. Quand vous êtes jeune, vous avez envie de tout: une vie personnelle affective très riche, une vie professionnelle réussie, une vie amicale, culturelle, sportive, de loisirs, des engagements pour certaines activités… cela dépasse de loin le seul problème travail/famille. En-suite vient la maturité. Une période où vous affirmez progressivement une identité personnelle, ce qui vous permet de vous concentrer sur ce qui est important pour vous. Cela implique un travail d’introspection. Le problème, c’est que certaines personnes vivent ce processus de maturité plus tôt et d’autres plus tard. Cette difficulté d’équilibre entre le travail et la famille vient souvent d’un manque de distance total vis-à-vis du travail, et peut-être des autres compartiments de l’existence.
Et vous, comment gérez-vous votre équilibre vie professionnelle/vie privée. La question s’est-elle posée? Si oui, comment l’avez-vous résolue?
Ah! C’est une très bonne question (rires). Oui, elle s’est posée et elle se pose toujours. C’est une question qui se pose en permanence. On n’a jamais fini de la résoudre. C’est peut-être une des clés du sujet: ne jamais imaginer que le problème est résolu ou peut l’être totalement. Au contraire, vous êtes toujours dans des sollicitations multiples. Votre vie professionnelle et privée n’est jamais synchrone ou anticyclique. La plupart du temps, vous avez des tas de moments où on exige beaucoup de vous de partout. Donc le problème n’est jamais résolu. D’ailleurs à mon avis, ceux qui croient l’avoir résolu sont ceux qui se plantent. Chez moi, le problème se pose tout le temps, et il n’est pas prêt d’être résolu. Et il y aura toujours des déraillements. Mais quand il y a des déraillements et que vous les comprenez, vous savez pourquoi ils arrivent, vous connaissez les enjeux, vous en parlez, c’est une partie du problème résolu.
Maurice Thevenet