Alcool et drogues en entreprise, une gestion au quotidien
L’Institut Suisse de Prévention de l’Alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) a développé une formation pour cadres dans le but d’aider à mieux gérer les problèmes liés à l’abus et à la dépendance sur le lieu de travail. La prévention en entreprise: tabou ou devoir? Entretien avec Dwight Rodrick, psychologue-formateur.
Ne pas se voiler la face, affronter la réalité. Se confronter à la dépendance d’un employé n’est pas chose aisée pour un responsable RH. Comment diable conjuguer rendement et alcoolodépendance? Sans parler des liens sociaux au sein de l’entreprise? Un casse-tête. L’Institut Suisse de Prévention de l’Alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA) propose donc aux sociétés qui en font la demande une formation spécialisée. «L’idée est de travailler en amont avec les RH ou la direction, si l’entreprise ne dispose pas de services de ce type», explique Dwight Rodrick, psychologue et formateur à l’ISPA.
Des pistes de dysfonctionnement. Tout d’a-bord le «dépistage». Quels sont donc les signes d’une consommation problématique ou d’une dépendance? «Il faut s’interroger: qu’est-ce qui me surprend dans la qualité du travail de la personne, explique Dwight Rodrick. Pourquoi ce collaborateur est-il toujours en retard ou absent le lundi matin, par exemple; pourquoi son comportement a-t-il changé depuis quelques temps, voilà quelques pistes sommaires.»
Souvent d’ailleurs, tout le monde est au courant du problème, mais personne n’ose aborder le sujet avec la personne intéressée. Lorsque l’on entre dans l’affectif, ce qui est dû à la proximité dans des entreprises de petites tailles, on constate le plus souvent un mécanisme de déni du patron ou de la personne en charge des ressources humaines. «Il aura tendance, et c’est humain, à tenter d’aider malgré lui la personne dépendante. En la déchargeant de tâches trop lourdes ou dangereuses, en lui trouvant des excuses.» Et là, c’est l’engrenage.
Mais alors comment s’adresser à une per-sonne ayant des problèmes d’alcool? «Tout d’abord il est important de préciser que le rôle d’un cadre n’est pas de dépister des problèmes d’alcool ou d’autres drogues sur la place de travail, mais de constater, si c’est le cas, d’éventuels dysfonctionnements professionnels. J’encourage les RH et surtout les cadres de proximité à se focaliser uniquement sur les aspects objectifs, factuels et non pas subjectifs.» Pas de réflexions sur la personne donc, mais sur la qualité du travail. «Nous avons constaté que le plus souvent, même si le cadre a la quasi certitude qu’un collaborateur est alcoolo-dépendant, il laisse passer du temps pour trouver une preuve tangible de la dépendance.» Par gêne ou par complaisance. Le cadre croit aussi bien faire en «couvrant» les erreurs. «Mettre le doigt sur la dépendance, en parler, peut en effet être perçu comme de la délation». Le rôle des collaborateurs de l’ISPA qui interviennent en entreprise est, entre autres, de faire comprendre que «plus la situation émerge vite, moins les dégâts seront importants.» D’autant qu’il n’est pas rare que l’alcoolisme soit accompagné d’autres dépendances.
Entretien sur la qualité du travail. Lors d’un entretien avec une peronne alcoolo-dépendante, il est impératif de fixer un cadre, une limite dans le temps pour trouver une solution, pour améliorer la qualité du travail ou le problème de retard ou d’absentéisme.
Tout en l’orientant sur une consultation d’alcoologie. Une démarche d’accompagnement qui aura plus de chances de succès qu’un choc frontal et catégorique. «On ne peut licencier quelqu’un pour alcoolisme», rappel Dwight Rodrick. Seule l’inadéquation au travail est un motif de renvoi. «Mais si les entreprises contactent l’ISPA, c’est qu’elles considèrent qu’une bonne solution vaut mieux qu’un licenciement». Elles préfèrent donc améliorer les compétences du collaborateur et celles de l’entreprise. «Lorsque l’on licencie, tout le monde est perdant.»
Un nombre croissant d’entreprises sollicitent les compétences de l’ISPA. Comme Migros, Swisscom, la Suva, la Poste, les Services Industriels de Genève. Des administrations publiques ont aussi sollicité l’Institut pour développer leur politique interne en matière de prévention de l’alcoolisme: l’Etat de Genève, l’Hôpital Universitaire de Zurich ou la Ville de Lausanne.
Hormis la prévention, quelles solutions pourraient-elles permettre une diminution de la consommation? Une interdiction totale de boire sur le lieu de travail serait-elle bénéfique? «Ce n’est pas à moi de donner de tels conseils aux en-treprises. Nous ne faisons pas de lutte contre l’alcool mais contre les conséquences de l’alcool au travail. Mais je suis personnellement plutôt favorable à des aménagements en fonction de la culture d’entreprise.» Un exemple? «Il n’est peut-être pas nécessaire de supprimer l’apéritif du vendredi si la consommation est modérée et qu’il n’y pas que des boissons alcoolisées. Mais l’apéro à 11h est-il nécessaire? Il est bon parfois que la direction rappelle aux participants de ces agapes qu’ils doivent être aptes ensuite à retourner travailler.» Une productivité qui rime avec responsabilité de l’entreprise. Car, l’employeur peut être tenu pour responsable des dégâts commis sur son lieu de travail par son collaborateur sous l’emprise de l’alcool. «Et dans un futur proche, pourquoi pas en dehors de son lieu de travail?» Si boire de l’alcool est un phénomène culturel et social bien ancré dans notre société, Dwight Rodrick a constaté lors de ses interventions en entreprise que, malgré tout, le rite de l’apéro a tendance à diminuer depuis quelques années. «Ce n’est qu’une analyse empirique, mais cette culture de l’apéro décline. Cela ne veut évidemment pas dire que les gens ont arrêté de boire.»
Formation dispensée aux cadres. La formation en prévention dispensée par l’ISPA aux cadres d’entreprises permet également de renforcer le rôle du RH au sein de sa société. «D’autant que la loi – la LAA art 82 - oblige l’entreprise à se préoccuper de la santé de ses employés. C’est une évolution dans les rapports de travail. Et à mon sens, un bon manager se soucie de la bonne marche des affaires et aussi du bien-être de ses collaborateurs.» Car derrière le drame humain qu’engendre souvent l’alcoolo-dépendance comme perte du travail, dépression ou séparation, l’alcoolisme a également des coûts cachés pour la société: au niveau des dépenses de santé et de la perte de productivité, notamment.
Les formations en entreprises proposées par l’ISPA sont d’ailleurs très bien acceptées par les cadres qui les suivent. Un message qui aura d’autant plus de chances de passer si le directeur lui-même présente le formateur de l’ISPA. «Je vous assure que le message est beaucoup mieux entendu lorsque c’est le patron lui-même qui explique l’importance de cette formation.»